dimanche 16 mai 2010



Hélène Larrivé









De petits crimes parfaits




 Les mots, les gestes, les attitudes peuvent tuer  et certains savent en user. Ceci retrace en quatre chapitres les "drames" quotidiens forgées par des pervers ou des dysfonctionnants paranoïaques, cocasse dans le cas de Catherine qui va se déchirer et déchirer à partir d'une aventure dont elle a tout imaginé, tragique dans le cas de Juliette qui va réussir à faire rompre un couple uni et dans celui de Suellen qui passera tout près du crime (par personne interposée), moindre dans celui de Sonia qui finira tout de même  par avoir la "peau" d'une prof qu'elle déteste et dans le cas d'Alain qui navre et épuise son entourage, comme Jacqueline et enfin dramatique dans le dernier cas, un serial killer... Pervers ? Oui si l'on suppose que la fin de l'homme est le bonheur et l'harmonie.  Ce n'est pas le cas ; les personnages ici sont excessifs certes, et aussi particulièrement peu sûrs d'eux mêmes, mais aussi terriblement banaux. Plus extrêmes peut-être, ou plus puérils, mais nous sommes tous un peu pervers, à des moments particuliers; le propre du pervers est d'ailleurs de rendre l'autre pervers pour se défendre; tel un virus informatique, la perversion se transmet.

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Le Songe d'une après-midi d'été ... ou Les Liaisons Dangereuses
à Palavas les flots


Contrairement aux apparences , ceci n’est pas une page d'un roman-photo ordinaire , mais la naissance d'une tragédie . Les trois personnages : Catherine, étudiante en médecine, qui deviendra psychanalyste , Isabelle , plus âgée , élève assistante sociale , et Hélène , en licence de philo . Le lieu : Montpellier. Le temps : Juin , l'époque où les examens sont enfin passés et où l'on attend les résultats , dans l'angoisse et la chaleur écrasante de l'été méridional. Catherine , amie de longue date d'Hélène , suggère à celle-ci , qui possède une voiture , d'aller à Palavas se rafraîchir et se détendre. A présent qu'elle n'a plus le travail intense pour la soutenir , Catherine a des idées noires. Son enfance , qu'elle évoque en d'autres circonstances avec un humour désopilant , lui revient par bouffées de désespoir rageur : les "come-back" de son cinéma intérieur qu'elle ne peut contrôler la torturent , toujours sur le même thème , qui finit par ennuyer certains . Ses démons sont lâchés : sa mère la haïssait , son père , âgé et jaloux , n'aimait - bien mal - que la jeune épouse dépendante qu'il garda quasi prisonnière, en lui imposant par un acte dit "manqué" , la conception tardive de cette enfant-geolière ... au moment où elle s'était résolue à le quitter , à partir , et , enfin , à vivre

Divers "accidents" jalonnent sa jeune enfance : de multiples actes manqués, là encore , qui , répétés , auraient du attirer l'attention ... Mais ses parents , hélas, n'étaient pas des cas sociaux : son père est Pasteur : «si seulement , - dit-elle parfois avec une ironie désabusée,- si seulement mon père avait été un alcoolique violent , un chômeur , un délinquant de banlieue et ma mère , une pute »... Cette période de flottement après les révisions acharnées est malsaine pour Catherine . Hélène lui propose d'amener aussi Isabelle , une récente cothurne de sa Cité Universitaire , dont elle n'a fait la connaissance qu'en fin d'année , aux douches communes , un soir que celle-ci est venue lui emprunter du shampooing . Isabelle a quelques problèmes différents , qu'elle assume avec courage et humour : cela distraira Catherine , et vice versa. Tout le monde est d'accord : elles partent . Catherine passe devant , à côté d'Hélène , comme d'habitude . Isabelle , derrière . L'une et l'autre sont extrêmement myopes (mais pas Hélène) et aucune n'a les moyens d'acheter des lentilles de contact. Elles bavardent en criant car les vitres sont ouvertes et le vent souffle, (tous ces détails revêtent, nous le verrons , une extrême importance). Elles arrivent enfin : lunettes de vue déposées , maillots , baignade, plongeoir , soleil ... Elles oublient un temps l'échéance qui les attend dans quelques jours, plus angoissante encore pour Catherine , qui vit grâce à une bourse qui lui sera retirée si elle n'est pas admise . L'an dernier, cela a failli être le cas : elle n'est passée qu'in extremis , en Septembre . Deux mois d'angoisse , malgré le travail de caissière qu'elle effectue l'été et qui , dit-elle , la détend .

Trois filles et trois garçons sur une plage contés ...

A leurs côtés, un groupe de trois jeunes gens tente , sans trop de succès , de se faire remarquer, riant bruyamment , plongeant du dernier étage de la bouée, après s'être interpellés d'un bout à l'autre de la baignade : saut de l'ange étudié, crawl superbe , courses , éclaboussures vigoureuses , hourra au vainqueur , le grand jeu de jeunes mâles innocents folâtrant devant un public intéressé (moyennement). Catherine et Hélène , bonnes nageuses , vont très loin en mer, se jouant des vagues , dans toute la joie de leurs muscles trop longtemps inutilisés . Bonheur provisoire . Isabelle , prudente , n'a pas dépassé la bouée comme , du reste , le règlement l'impose , et s'en est retournée depuis longtemps , après un petit signe de main. Catherine et Hélène sont en infraction : des quasi-ordalies dont elles sont coutumières . "Si je me suicide un jour, c'est ainsi que je procéderai : élégant , impeccable et efficace " dit parfois Hélène. Elle a même , une fois , été "recueillie" - kidnappée plutôt - par un vieux pêcheur qui , la croyant en perdition , la souqué ferme vers elle , ahuri - puis indigné - de trouver une nageuse aussi loin , l'a quasiment faite monter de force dans sa barque pour , moteur à fond , la déposer sur les quais ... à deux kilomètre de la plage , après l'avoir tancée . Il pense l'avoir sauvé, Hélène, qui a dû traverser la ville en maillot , pieds nus et dégoulinante, le maudit encore. Retour . Un bref arrêt sur la plate-forme pour se reposer , un plongeon , et elles atteignent enfin la plage,  Catherine en brasse , Hélène , en crawl . (Tout ceci , répétons-le , est fondamental , nous allons le voir). Elles se laissent tomber sur le sable , un instant épuisées . Isabelle s'est badigeonnée de crème solaire mais n'a pas remis ses lunettes de vue . Elle feuillette ou lit plus ou moins un magazine féminin . La bande de garçons,  à présent que les deux naïades sont de retour , s'agite. Ils se parlent un peu, à la fin . De ce qui s'est dit , personne n'a de souvenirs. L'eau était bonne ? (Oui) . Pas trop de courants froids au large ? (Si). De méduses ? (Non , cette année , ça va) . Bavardage encore , sur un livre qu'elles viennent de lire, (Histoire de la folie !) entre Catherine et Hélène , qui sent soudain son amie distante. Isabelle , indépendante ou préoccupée, a laissé son magazine et sommeille ou rêve.

Naissance de la tragédie , acte un : Catherine

Elles rentrent . Hélène dépose Isabelle , qui attend un coup de fil, puis Catherine, qui lui propose une orangeade , dans sa chambre . Elle aurait dû accompagner Catherine la première mais visiblement , celle-ci veut lui parler. C'est important . Porte fermée , Catherine éclate : comment Hélène n'a-t-elle pas VU ce qui s'est passé ? Elle aurait mieux fait de rester affalée avec un bouquin plutôt que de vivre cette humiliation ... etc


Vu du pont

A présent , voici l'histoire telle que l'a vécue Catherine : Isabelle est venue s'immiscer entre elles , dans une relation d'amitié profonde qu'elle jalousait , car elle est isolée . Elle s'est imposée , a exploité Hélène et par la même occasion , Catherine : ne lui a-t-elle pas "emprunté" trois cigarettes ? Elle paradait , crème solaire Beta , montre Gamma , maillot Delta et lunettes de soleil Epsilon etc ... Une star en vacances : elle voulait séduire  Son attitude envers le garçon d'à côté (le mâle Alpha) l'a montré . Celui-ci , qui s'intéressait au début à Catherine, en a été détourné ensuite par Isabelle , lorsque Catherine et Hélène étaient au large . Catherine a bien VU son manège , mais trop tard , lorsqu'elles sont revenues de leur virée , elle , en brasse : myope , oui, mais pas aveugle . Evidemment , en crawl , Hélène n'a rien vu , - mais elle ne voit jamais rien - . Isabelle faisait semblant de lire : sans lunettes , comment pouvait-elle distinguer quoique ce soit ? Et "lire" quoi ? Un magazine idiot . Après , ce fut le comble (comment Hélène a-t-elle pu ne pas voir?) Isabelle a feint de dormir pour humilier Catherine , qui analysait précisément le passage de Foucault où etc etc .... Elle s'est d'ailleurs "endormie" juste au moment où Catherine faisait référence à sa psychanalyse afin de lui faire comprendre qu'elle était profondément ennuyeuse , nulle . Sans doute fait-elle un complexe en raison de son ignorance : que peut-on attendre en effet de quelqu'un qui lit Marie-Chantal sur la plage et qui s'enduit de Beta ? Ne pouvant participer, elle a feint le mépris . Mais par contre, lorsque le mâle Alpha a couru à l'eau , poursuivi par Beta qui criait , elle s'est subitement réveillée : tout juste si elle n'a pas applaudi lorsqu'il a plongé de la passerelle. Il lui a d'ailleurs souri. De plus , dans la voiture , au retour , Isabelle a fait répéter à Hélène plusieurs fois ce qu'elle disait à Catherine seule . Cela ne concernait pas Isabelle puisque sur la plage, elle avait "dormi" au début de la discussion. Elle feignait en fait de ne pas entendre afin de forcer Hélène à hurler , voulant montrer que les propos de celle-ci l'intéressaient , mais pas ceux de Catherine ... et aussi d'empêcher toute communication directe entre elles . Elle tentait d'éviter (ou de retarder) le dévoilement de ses manoeuvres de Merteuil* .  Catherine conclut: on ne l'y reprendra plus . Elle ne tombera plus jamais dans de tels pièges . Demain , elle a rendez-vous avec son psy etc... Durée de la diatribe: une heure environ . Mais ce n'est pas fini .

*La Merteuil est l'héroïne perverse des Liaisons dangereuses , (Laclos) : jalouse , blessée , délaissée , celle-ci concocte savamment le cocuage de son amant volage avec l'aide de Valmont , amoureux d'elle ... auquel elle ordonne de séduire sa jeune et innocente rivale , condition qu'elle met pour consentir à céder enfin à son amour . Valmont le Don Juan s’exécutera et , hélas , réussira. Dans cette histoire extraordinairement embrouillée , plusieurs laisseront la vie.

Naissance de la tragédie , acte deux : Isabelle

L'histoire telle que l'a vécue Isabelle : elle s'est bien amusée certes, mais elle était impatiente de rentrer car elle attendait depuis la veille un coup de fil de son amie Piera , qui doit venir la rejoindre d'ici trois jours . (Isabelle est lesbienne : son amie italienne avec laquelle elle vit une relation exclusive et passionnée , vient la voir tous les mois ) . Peut-être Piera pourra-t-elle se libérer plus tôt ? Elle le lui a (presque) promis , mais son silence est de mauvais augure . Si seulement ... La vie n'est pas gaie pour elles deux , à mille kilomètres l'une de l'autre . Piera , plus âgée , travaille comme infirmière : pourrait-elle trouver un poste ici ? Piera souhaite plutôt qu'Isabelle aille finir ses études en Italie . Ni Isabelle ni Piera ne supportent  la séparation, ces relations en pointillés qui leur interdisent de vivre pleinement leur amour ... ainsi que la rupture imposée par leurs familles respectives et une grande partie de leur entourage : leur solitude de parias n'est , pour l'heure , même pas compensée par une vie de couple heureuse. Isabelle , durant toute l'après-midi, n'a pensé , rêvé , souri qu'à Piera dont elle a toujours la photo dans son sac, cachée dans les pages d’un magazine.

Naissance de la Tragédie , acte trois : le presque-rien

L'histoire telle que l'ont vécue les trois garçons : on est allés à la plage , on s'est marrés . Il y avait trois filles à côté des nous , des étudiantes Montpelliéraines . Intéressantes , mais un peu bêcheuses . Assez jolis culs tout de même : sans plus . Pas de quoi avoir la trique pour la semaine . On n'a pas tenté grand chose en fait , sauf , un peu, Alpha : ça semblait mission impossible . Deux semblaient ne rien voir sans leur lunettes . Une lisait ou dormait à poings fermés et les autres ne faisaient que nager à perte de vue  ou bavardaient entre elles . Beta dit qu'on aurait du se montrer plus intellos , ne pas faire les cons comme des gamins . Tant pis . D'ailleurs , elles n'étaient pas si bien que ça . On fera mieux la prochaine fois : les touristes sont plus faciles . Les étudiantes se prennent pour le cul du monde . Si tu ne connais pas Proust par coeur , tu passes pour demeuré: merci , je préfère encore l'abstinence . Aucune chance .

Le combat de Catherine contre la Merteuil

Catherine avait vu une "réalité" passée au prisme de son interprétation, sélectionnant les éléments qui lui convenaient et occultant tous les autres . Une "réalité" déformée , quasi délirante , (mais quasi seulement) . Tous les arguments faisant appel à la logique , aux faits mêmes , étaient retournés avec une extrême habileté non dénuée de bon sens critique , voire d'une certaine perspicacité intuitive ... et aussi de mauvaise foi (mais peut-on ici parler de mauvaise foi ? Catherine y croit , fermement . A sa manière , elle est sincère) .

- Dans la voiture , Isabelle s'était assise d'elle-même derrière : n'était-ce pas un signe qu'elle n'avait jamais eu l'intention d 'occuper une place qui était celle de Catherine ? - Pas du tout . La place privilégiée , celle du maître , selon le code de la politesse , est évidemment celle de derrière à droite : celle de devant , à côté du chauffeur étant celle du valet qui ouvre la porte arrière, dès l'arrêt ... C'est du reste la place du mort . (Ce fut exact, mais autrefois , dans les calèches ) .
- Isabelle , dans la voiture , a voulu , comme la courtoisie l'exige , participer à la conversation . - Elle ne cherchait qu'à s'immiscer .
- Mais , sur la plage , fatiguée , (elle n'a pas l'habitude de nager) , elle s'est endormie . - C'était pour marquer son mépris devant les propos de Catherine .
- Isabelle nage mal , et de toutes manières , il n'est pas prudent d'aller si loin en mer . - Isabelle ne voulait que retourner afin d'être seule avec Alpha .
- Mais Isabelle est lesbienne . - Cela ne se voit pas , et de plus , c'est un excellent moyen pour séduire : les hommes aiment cela , ça les émoustille . Ils rêvent de les convertir. Et surtout , les femmes ne se méfient pas des homosexuelles : la preuve ...
- Isabelle parcourait distraitement , certes sans lunettes , un simple magazine : images et gros caractères .. - Ses verres ont au moins huit dioptries : impossible de lire quoique ce soit avec ce degré-là non corrigé . Elle minaudait devant Alpha , ou Beta et Gamma , peut être .
- Isabelle ne s'est réveillée que lorsque Beta a poursuivi en hurlant le mâle Alpha. (Soit, mais n'y avait-il pas en effet de quoi sortir quiconque de sa léthargie ?)
- Elle guettait ce moment pour lui manifester son attention . Le garçon , du reste , ne faisait tout ce cinéma que pour elle : il lui a souri depuis la bouée.
(Mais , de si loin , et sans lunettes , comment savoir s'il souriait , et surtout , à qui ? Hélène est la seule des trois qui voit sans lunettes).
-Peut-être pensait-elle à Piera ... 
- Je ne pense pas qu'elle soit réellement lesbienne : elle est trop féminine , trop coquette pour cela . Elle lit Marie-Chantal , du reste , c'est tout dire ...



Dégâts collatéraux 

Catherine en était sûre : Isabelle était venue lui prendre , provisoirement ou définitivement si possible , ce qu'elle désirait si fort, une amitié  ET l'attention de ce garçon (dont ni Isabelle - questionnée ensuite - ni Hélène ne parvenaient à se souvenir même du visage), elle avait manifesté devant Catherine tout son mépris de sa nullité , ses pauvres vêtements , ses pitoyables tentatives de séduction... "J'ai vu ce que j'ai vu . Ca a été très dur, d'autant que tu es impliquée , innocemment , (enfin je veux bien le croire). Quoique ... n'est-ce pas toi qui a imposé cette fille ? Inconsciemment , ne désirais-tu pas mon abaissement ? Isabelle n'a-t-elle pas été le bras armé de toutes tes frustrations contre moi ? Non , je délire , je vais trop loin : déformation professionnelle . Tu n'es pas frustrée , juste naïve , c'est moi qui le suis . Avec mon enfance , forcément ... Tu ne peux pas comprendre . C'est l'énervement , excuse-moi . Il s'agit sûrement d'un malencontreux hasard... Encore que... Rien n'arrive vraiment par hasard , comme le dit Freud dans le dernier texte des Etudes sur ..." etc etc .... Temps écoulé : une heure encore: en tout , donc , deux heures , et ce n'est toujours pas fini.

L'argent : Zola à la cité universitaire

Le point de vue économique à présent , fondamental. La circulation de l'argent , des objets , des espaces , lorsqu'on les analyse , dévoile ou explique parfois , sans autre discours , des attitudes complexes , embrouillées , qui semblaient incompréhensibles . Catherine est seule et très pauvre : elle économise même sur sa bourse pour pallier une éventuelle suppression , toujours à redouter , de moins en moins toutefois au fur et à mesure qu'elle avance dans ses études . (Elle devient d'ailleurs parallèlement de moins en moins pénible au fil des ans) . Il lui arrive de se nourrir de pâtes au sucre ou autre aliments aussi spartiates pour épargner un ticket de restaurant universitaire . Ses études ne lui permettent pas de travailler à côté , sauf l'été . Elle bûche dur , dans l'inquiétude permanente . Cette angoisse est telle qu'elle échoue parfois : injustement , en effet . Dans sa fac , la lutte est âpre . Catherine est perçue comme un "cas" unique , estimée et mésestimée à la fois : une acharnée ambitieuse , qui a visé un peu haut pour une fille de pasteur . Certains l'aident : il lui arrive souvent de se lever la nuit pour étudier dans un livre coûteux et indispensable que lui prête une cothurne lorsqu'elle en a fini et qu'elle tombe de sommeil . Catherine doit le lui rendre à dix heures, moment où l'amie reprend ses révisions . Elle vit, comme Hélène et Isabelle , en cité universitaire , (mais dans une autre , plus ancienne) , où elle occupe une petite chambre fonctionnelle , agréable et monacale à la fois : loyer modique , douches communes , salles d'études spartiates , cafétéria , restaurant universitaire assez proche ...

"Viens quand tu veux" , ou l'homosexualité chez Mauriac

Mais Isabelle n'est guère mieux lotie . Elevée par une mère seule , divorcée , dans une ville de province où sa mère était un peu déconsidérée , elle a vécu dans une misère dorée : une maison anciennement luxueuse mais en pleine décrépitude , déchéance qu'il fallait cacher à tout prix afin que les deux filles se marient dans leur "milieu" d'origine . "Rien à manger ou presque , mais , pour les invités , du thé parfumé dans de la porcelaine de Saxe" était la devise de sa Madame Josserand* de mère . Il n'a pas été question , pour les deux filles , d'études poussées : il leur fallait se marier , et vite , avant que l'eau de la toiture n'ait progressivement envahi le salon Louis-Quinze . Soumise , Isabelle, l'aînée, se laissa unir sans conviction à un terne mais gentil fils de notable : orgues et robe blanche ... qu'elle quitta dès qu'elle découvrit , par Piera , son homosexualité , au grand désespoir de Madame Josserand . Isabelle partit à Paris . Sa soeur eut plus de chance , réussissant à faire coïncider amour et position sociale : elle dirige dans la même ville une grosse entreprise, celle de ses beaux-parents , avec efficacité : l'affaire prospère . Le mari a un certain talent littéraire . Cependant ils vivent , non des romans de celui-ci , mais de leurs fromages et de leurs camions , c'est à dire du travail d' Anne , succédant avec bonheur aux patriarches du Clan . Isabelle , n'ayant rien demandé à son ex-mari , n'a pas de revenus. 

Exclue, ostracisée , (une gouine!) elle a fui Bordeaux et s'est rabattue sur un diplôme d'assistante sociale qu'elle termine enfin , en stage à l'univ. Sa "jeune" soeur l'aide financièrement : cela l'humilie . Leur mère , ulcérée qu'elle ait quitté un mari riche et tout à fait conforme, (pour une femme de surcroît) ne lui marchande pas son ressentiment méprisant . Anne lui donne les vêtements qu'elle ne porte plus , l'invite - mais, cela va sans dire, seule - . Isabelle aussi , pour ne pas être trop à charge , rogne sur tout, se nourrit à peine , trime dur . Elle a été acceptée in extremis à la nouvelle cité où réside Hélène, qui a drainé les refusées : sa clientèle est donc en principe un peu plus aisée que celle où vit Catherine. Elle est aussi plus agréable, le loyer des chambres est  identique mais celle-ci possède un tennis dont Isabelle est une fervente («une bourgeoise , forcément » , observe Catherine , qui , pas plus qu’Hélène , ne sait jouer) un terrain de volley, un parc planté de pins parasols , de lavandes et de quelques massifs de fleurs .


Hélène

Hélène est la mieux lotie des trois : ses parents l'aident . Elle a pour vivre la somme exacte de la bourse de Catherine , mais n'a pas , elle , à faire des économies. C'est la plus insouciante (et la plus jeune) des trois . Elle travaille, mais pas autant que les autres , lit beaucoup , sort parfois , peut acheter des livres ... Elle est la seule à mener une vie d'étudiante normale , studieuse et agréable . (D'autre part , les livres de philo sont moins chers que ceux de médecine ou de droit) . De ce côté-là donc , Catherine et Isabelle sont à égalité . Contrairement à ce que suppose Catherine, Isabelle n'est pas une bourgeoise , même si ses vêtements (et certains de ses accessoires) peuvent le faire croire . Du reste, ils ne sont pas tout à fait à sa taille, et ne lui correspondent pas . Toutes les deux , pour des raisons différentes , sont différentes, ostracisées, plus peut-être encore Isabelle que Catherine: mais celle-ci ne voit que sa propre souffrance . Par exemple, Isabelle ne retournera plus jamais à Bordeaux tandis que Catherine reviendra malgré tout régulièrement à Saint-Hadès sur Achéron : elle héritera même , de ses parents, la maison qui lui fit longtemps peur , comme un objet malfaisant. Pas Isabelle: c'est sa soeur qui aura la demeure familiale , qu'il lui faudra réparer . Mais Anne est généreuse et tolérante : "Viens quand tu veux , c'est toujours notre maison , autant à toi qu'à moi . Ta chambre , refaite à neuf , t'attend , petite soeur ... " etc

Quand tu veux mais...

... Mais sans Piera évidemment ! "Paul et moi , ça ne nous pose aucun problème , tu le sais bien , mais les beaux-parents , c'est Mauriac et compagnie : Paul , du reste , ne les rate pas dans son dernier livre , l'as-tu lu? Ca ne t'a pas fait rire ? Non ?" Ce monde-là , quoiqu'adossé au vide , tourne rond comme un moteur neuf : Paul critique courageusement la bourgeoisie provinciale , Anne gagne de l'argent et admire la vigueur intellectuelle sans concession de l'artiste ... et les patriarches maintiennent l'ensemble dans les strictes bornes de l'immuable convention sans même  avoir à lever le doigt . Non que le saphisme d'Isabelle dont il n’est jamais question , leur pose problème , à eux : si on osait les questionner , ils répondraient sûrement que ce sont les autres qui ne comprendraient pas ... L'homosexualité d'Isabelle  qui ne pose problème à personne , la fait tout de même exclure par tous . Mais elle aussi se plie plus ou moins au jeu : elle trouve divers prétextes pour refuser les invitations . Tout tourne rond en effet : Anne sait qu'Isabelle ne viendra jamais sans sa compagne , Isabelle décline les relances hypocrites ; elles feignent toutes deux de croire que le travail , les circonstances ... sont seuls responsables de leur rupture ... Pas totale encore : un petit chèque tous les mois , humiliant puisqu'il n'y a pas d'autres relations , est leur seul lien . Isabelle rêve de le retourner à Anne , mais n'en a pas encore les moyens .

*Zola , dans "Pot-bouille" , évoque comiquement un couple de bourgeois ruinés, les Josserand , dont l'épouse , une sorte de maîtresse de fauconnerie superbe et redoutable , cachant héroïquement leur misère, "lance" (à coups de gifles et d'insultes) , ses deux oiselles de filles , (affamées, mais - presque - bien vêtues) , sur des "proies" bien ciblées , dans des soirées éprouvantes où elles ont ordre de parader : il faut les marier au mieux . Et surtout vite : illuminé, pavillon haut, le Titanic , mortellement blessé au fond de la soute , s’enfonce inexorablement . Telle un faucon nonchalant forcé à chasser par la faim et les coups , Berthe, la cadette, réussira, pour son plus grand malheur , à épouser le fils taré du propriétaire de l'immeuble . La famille est sauvée : enfin, presque , car le mari, se découvrant floué par la marchandise , (il est cocu) , finira par renvoyer à l'expéditrice une épouse encore sous garantie (la dot promise n'ayant pas été payée) ...

La sécurité sociale et ses trous

Le coût économique à présent d'une telle distorsion des faits : du propre aveu de Catherine , il lui faudra six mois de psychothérapie pour surmonter l'épreuve, c'est à dire, à raison de trois séances par semaine , soixante séances , soient, à deux cent francs la séance , douze mille francs à débourser pour la sécurité sociale . L'équilibre de Catherine était à ce prix .

Du côté de Catherine , ou des charançons dans les poutres

Son quasi délire (mais quasi seulement) met en évidence des éléments qui sinon seraient passés inaperçus de tous . Car elle n'a pas toujours, complètement tort , et sa perspicacité intuitive est redoutable . Isabelle , en effet , a un peu tendance à "exploiter" Hélène , qu'elle juge plus favorisée (ce qui est vrai) . Hélène est obligée d'en convenir : Isabelle n'a jamais d'argent pour payer à la cafétéria lorsqu'elles sont ensemble. Isabelle emprunte souvent des livres et oublie fréquemment de les rendre à temps : elle doit finir son diplôme pour s'en sortir au plus vite et ne veut pas trop peser sur sa soeur . Soit : mais où finit le service , où commence l'exploitation? Catherine , impitoyable , le constate : Isabelle ne s'intéresse nullement aux autres , même pas à Hélène . Sait-elle seulement le nom de son ami ? Ses seuls sujets de conversation sont elle-même, l'homosexualité  et , évidemment , Piera . Pour le reste , les divers avantages qu'elle peut retirer d'une amitié récente et superficielle sont-ils , pour elle , prépondérants? D'autre part , devant Hélène (et Catherine) Isabelle brocarde la bourgeoisie bordelaise : mais , malgré sa récente révolte , elle demeure au fond une femme traditionnelle . Catherine le suppose , peut-être à juste titre : si elle n'avait pas rencontré Piera , elle serait demeurée ce qu'elle était , une bourgeoise identique à cette soeur qu'elle critique , mais en coulisse seulement. Le mariage de convenance , ce n'est pas Anne , qui l'a accompli mais Isabelle . La bourgeoise , c’était bien plus Isabelle qu’Anne , qui accomplit un travail , dans leur milieu , en principe réservé aux hommes . Le couple marginal est davantage celui d’Anne et de Paul que celui d’Isabelle et son ex mari . Et si c'était Anne qui se soit révélée lesbienne , est-il sûr qu'Isabelle la bien-mariée l'aurait reçue chez elle? Isabelle n'a pas de passion intellectuelle véritable : égoïste , elle ne songe qu'à vivre pour elle-même sans forcer son talent . Sa révolte n'est donc pas aussi "gratuite" qu'elle le laisse volontiers entendre : elle est exclusivement liée à son homosexualité , au rejet de Piera (donc d'elle-même). Cette prise de position radicale , ainsi que l'observe Catherine, n'a pas été immédiate ! (Mais Isabelle a néanmoins un certain courage car elle aurait pu vivre un adultère bourgeois , ce qu'elle a refusé). Elle n'a pas pu faire d'études à cause de sa pauvreté et de l'autoritarisme de sa mère ? A d'autres ricane Catherine: simplement elle n'avait pas de volonté très affirmée . Elle a effectivement quelque chose de Berthe , l'héroïne de Zola : mais en l'occurence, son amant est une amante . Elle a choisi la facilité, l'obéissance, le mariage bourgeois. Il en va d’Isabelle dit Catherine comme de certains Juifs réactionnaires dont on peut se demander , (s’ils n’avaient pas été Juifs) , de quel côté ils se seraient tournés pendant la seconde guerre .

Le voile levé 

Catherine a immédiatement mis le doigt sur le point sensible - et faible - de son ennemie . Disséquée , celle-ci semble aussi dévoilée : même Hélène à présent observe d'un oeil critique certaines de ses attitudes (feindre de ne pas être myope en public, déposer ses lunettes dans son sac lorsque quelqu'un arrive , ne jamais avoir de monnaie à la cafétéria , lui suggérer une ballade lorsqu'elle n'a rien de mieux à faire et lui imposer de rentrer ou de la ramener , sans souci des kilomètres à effectuer , dès que l'heure du coup de fil de Piera a sonné...) , et elle s'en agace . D'une telle analyse , on ne sort jamais indemne : la paranoïa se transmet ... Catherine dirait qu'elle dessille les yeux : cependant , n'a-t-on pas voulu les fermer , parfois , par amitié ? Tout le monde n'a-t-il pas quelques lubies , quelques petitesses même , qu'il ne convient pas toujours de mettre en évidence ? Catherine , elle , garde les yeux bien ouverts , ne cille jamais et ne laisse rien passer : telle une caméra au zoom puissant et redoutable , elle observe tout sans en avoir l'air , depuis la crème solaire d'Isabelle , (Beta , une des plus chères "et ne me dis pas que c'est sa soeur qui la lui a donnée") , son degré de myopie , (au moins autant que moi , et je m'y connais : elle ne pouvait pas lire : j'ai essayé) , la marque de ses vêtements (delta , tu vois ?) , de sa montre (une Gamma : elle vaut plus cher que ta  bagnole, ma cocotte) , le moment où elle cesse d'écouter et celui où elle semble intéressée , le nombre de fois où elle a "piqué" dans le paquet de cigarettes , (trois !) , la forme de sa denture (elle a dû faire pas mal d'orthodontie , cela se voit aux incisives rentrées)... Sans le savoir , Isabelle a été scannée impitoyablement sans que rien n'apparaisse.

Matraquée , Hélène ne sait plus où elle en est : peut-être ... Il y a du vrai ... Ca doit être un cadeau de son mari , autrefois ... Pas à ce point tout de même ... Si tu veux ... Crois-tu ? ... Tu délires ... Ce n'est pas si grave ...
Puis elle s'écroule , épuisée : l'énergie de Catherine , dans ces cas , est incommensurable . C'est un bulldozer extraordinairement intelligent , inépuisable, et qui produit lui-même son propre carburant .

Drame psychologique : un si bel amour contrarié

Dix ans après , Catherine est devenue psychanalyste et Isabelle, assistante sociale, vit enfin avec Piera .... Elle a tout oublié , et Catherine , et cette histoire , qu'elle n'a en fait jamais sue . Catherine , en revanche , demeure persuadée qu'en cette après-midi de Juin , s'est déroulé un des multiples drames qui la marquent , à chaque fois , définitivement , et dont elle parle encore régulièrement avec des sous-entendus douloureux et culpabilisateurs : blessée , elle n'a rien oublié . Un amour possible et romantique s'est trouvé contrarié par une Merteuil qui n'avait même pas pour excuse la passion , puisqu'elle aimait quelqu'un(e) d'autre , une femme, de surcroît : au fond, c'était pire encore . Il s'agissait bien d'une manoeuvre délibérée pour lui nuire . Isabelle et le mâle Alpha ignoreront toujours le drame qu'ils ont suscité . Le roman de Catherine, un de ses mythes fondateurs inscrit ainsi ici une page déterminante . Elle raconte à son psy , à ses amis , à tous ceux qu'elle aime à présent qu'elle a eu une amie d'enfance autrefois , qu'elle a perdue de vue , du reste (une fille-à-papa) , qui lui a occasionné une immense déception , par le biais d'un(e) tiers qu'elle interposa en une belle après-midi d'été entre elle et un amoureux qu'elle ne revit plus jamais...

De la persécution à la paranoïa

Nous ne voyons pas les choses mêmes , mais notre empreinte dans celles-ci. Soit . Mais cherchons tout de même . Examinons la réalité , le phénomène "objectif" , ou du moins ce que nous pouvons peut-être en savoir , historiquement et aussi immédiatement . Catherine a effectivement eu une enfance pénible , faite de rejets successifs , même si elle l'a ensuite un peu dramatisée . Hélène en a eu une expérience directe , chez les parents de celle-ci , qu'elle avait ramenée un jour de vacances : l'impression, prégnante, d'angoisse , de mépris de ceux-ci envers Catherine (et envers tous ceux qui la touchaient de près) demeure encore en sa mémoire. Paranoïaque , Catherine? Non, du moins pas au départ . Persécutée , c'est sûr . Elle n'était visiblement qu'un objet encombrant et fut accueillie simplement ce jour-là (elle était interne et c'était le premier jour de ses vacances de Noël) par : "Quand comptes-tu partir ? Parce que nous sommes invités , tu comprends , et on ne peut pas t'amener ..." Ce fut donc un aller-retour simple puisqu'Hélène rembarqua Catherine aussitôt , soulagée d'échapper à l'atmosphère délétère de ce lieu chargé de souffrance dont elle venait de voir directement qu'elles n'étaient , là , en rien imaginaires ..

Mais ensuite ? Est-il plausible qu'Isabelle ait cherché à nuire à Catherine ? Catherine l'écorchée n'a-t-elle pas confondu les situations , les gens ? Isabelle est sans complications , et presque sans histoires . Un peu terne , malgré son humour superficiel, "bien" sous tout rapport dont la seule particularité est son homosexualité , ainsi que Catherine l'a bien observé . 

Et pourquoi Isabelle aurait-elle agi ainsi ? Elle a également eu une enfance rude : mais , grâce à son incontestable pouvoir de séduction, elle s'en est mieux sortie que Catherine , du moins en apparence. Sur ce plan , Catherine marque un point : Isabelle , volontairement ou non , même lesbienne, séduit . Elle l'a prouvé dans le passé , enlevant sans effort un des meilleurs "partis" de sa ville bourgeoise, le plus riche.

Le point de vue des hommes : la Pomme de discorde

Qui est la plus belle ? Aphrodite ? Héra? Athéna ? C'est à dire Isabelle ou Catherine ? Les suffrages iraient plutôt à Isabelle , plus féminine . L'allure athlétique de Catherine , sa voix parfois coupante , la voix de quelqu'un habitué à lutter , et à avoir raison , plaisent sans doute moins. Mais la grâce un peu androgyne et la vigueur intellectuelle , fût-elle accompagnée d'agressivité ironique , n'est pas toujours rédhibitoire , au contraire : Catherine, elle aussi , séduit . Du reste , il est difficile de lui résister : dans ce domaine comme dans d’autres , cette acharnée a du souffle . Mais 68 est passé par là , le Sida n’existe pas encore , et , sur ce plan du moins , cette fille de pasteur ne se refuse rien . Egalité . Aucune des deux , du reste , n'est une femme fabriquée sur le modèle des magazines , et leur apparence n'est pas leur souci majeur. Rien donc , de ce côté-là de l'enquête . Impasse.

* Pâris-Alexandre , dans la mythologie Grecque , fut sommé de choisir entre les trois déesses , celle qui était la plus belle . Il devait lui offrir une pomme afin de signer son choix ... Qui fut aussi sa perte , car il s'attira forcément la haine des deux refusées : d'où la guerre de Troie .

Enquête policière : jalousies , faits et preuves

Explication Freudienne ou Catherinienne : Isabelle aurait été jalouse d'Hélène (c'est à dire qu'elle aurait souhaité une relation duelle avec elle , et pour cela, voulu "éliminer" Catherine la gêneuse) et elle aurait "enlevé" son "élu" à Catherine pour la blesser . Isabelle est lesbienne , pour le coup , Catherine ne l'oublie pas . Une vengeance ? Hélène semblait , il est vrai , prioriser Catherine à Isabelle ... Dans cette relation à trois , le couple Hélène-Catherine étant soudé depuis toujours et prépondérant , Isabelle , out sider au passé et aux études différentes , faisait office de pièce rapportée . Soit . Mais il faudrait pour cela admettre qu'Isabelle ait eu un quelconque complexe d'infériorité , (ce n'était pas le cas , ce que Catherine , avec une intuition remarquable , avait pourtant assez bien vu : Isabelle est un mixte de gentillesse superficielle et de candide culot) .... et surtout il faudrait imaginer qu'elle ait été attirée (sexuellement ?) par Hélène ou par Catherine (car , même si Catherine ne le mentionne pas , par un curieux sentiment de modestie, la "jalousie" d'Isabelle pouvait aussi s'exercer dans l'autre sens) . Hélène , hétérosexuelle , ne s'en serait pas aperçue ?

L' histoire montra , mais tardivement , que ce n'était pas le cas : les relations Hélène-Isabelle , (et a fortiori Isabelle-Catherine , qui ne se revirent jamais ) , une fois Piera en France , ne durèrent pas . L'amour remplaça l'amitié et même l'exclut totalement . Pour Isabelle , seule Piera comptait , Piera pour laquelle elle avait tout affronté ... Cette après - midi d'été , pour Isabelle n'a été qu'un intermède assez long .... en attendant le coup de fil de Piera . Impasse aussi de ce côté-là .

Hercule Poirot à l'oeuvre

Et si c'était le contraire ? Si Catherine était attirée par Hélène et jalouse d'Isabelle (qui est ouvertement lesbienne , ce qui aggrave son cas) ? Si le mâle Alpha , dont ni l’une ni l’autre , curieusement , ne se souvient , n'avait été qu'un objet-écran ? Les scènes de jalousie de Catherine sont fréquentes en effet et évoquent davantage l'amour que l'amitié... Mais Catherine est jalouse de tout et de tous , même de son chat , qui , errant, fut recueilli par une voisine qu'elle accusa ensuite . (Le chat ne errait pas , la voisine l'avait attiré pour le lui prendre , et de plus , elle l’avait fait castrer , ce n’était donc plus qu’un demi-chat que Catherine récupéra ..etc...) Rien de ce côté-là , du moins en apparence . Catherine et Hélène sont bien hétérosexuelles : Catherine , du reste , qui a copié à rebours , avec un peu d’excès , l’austérité de ses parents, a une vie sentimentale riche , compliquée, mais sans ambivalence. Aurait-elle pourtant refoulé quelqu'amour saphique et en voudrait-elle à Isabelle d'en vivre un sans se cacher ? En fait , le principe de Catherine est simple et tragique à la fois : tout ce que les autres ont (y compris leurs ennuis , qu'elle ne perçoit pas) est enviable . Réciproquement , tout ce qu'elle possède , elle , lui paraît sans intérêt . Aurait-elle redouté qu'Isabelle ne convertisse Hélène ? Impossible : Hélène est attachée à un compagnon et ne correspond pas au genre qui lui plaît : les photos de Piera  qu'elle montre volontiers à tous sont révélatrices . Si Isabelle est indétectable, en revanche, le saphisme de Piera est évident . Impasse donc, là aussi . Impasse . (?) Pas tout à fait : « Elle n’est pas plus homosexuelle que moi - note Catherine , qui en tire même argument - Piera ressemble à un homme, donc tu vois... » Retour à la case départ . Voir chapitre précédent . Et ce n’est toujours pas fini!

Un Roméo qui s'ignorera toujours

Du côté du mâle Alpha : là , ce ne sont que des conjectures risquées , des probabilités . A-t-il été attiré par Catherine ? Lui a-t-elle fait comprendre son intérêt ? Hélène - ni Isabelle - n' ont rien vu : mais ces choses-là se passent en général en coulisse . A-t-il été , lui , attiré par Isabelle? C'est possible , tout comme il est possible aussi que celle-ci ne l'ait même pas remarqué : trop myope , et surtout trop "Pieratisée" . Elle semble en tout cas ne pas y avoir répondu. Rien en apparence ne s'est passé . Mais il reste que peut-être? En ce cas , Isabelle aurait (malgré elle ?) attiré le garçon dont elle ne se souciait pas . Mais pourquoi alors n'a-t-il alors rien tenté de plus ? Car il n'y eut aucune suite à ces "relations" supposées . Ni rendez-vous , ni échange de téléphone. Timidité de celui-ci devant l'indifférence de celle-là ? Peut-être . Une chance sur cent.... Mais , même si c'est le cas , Isabelle , la pas-compliquée, aurait-elle pu voir , ou deviner , l'attirance de Catherine pour ce garçon , alors qu'Hélène , qui connaît bien son amie , n'a rien subodoré ? Admettons encore , mais les chances s'amenuisent. Et surtout , pourquoi sa haine vis à vis de Catherine ? Elle lui rappelle quelqu'un? Les chances diminuent encore : une sur mille . Mais c'est cette analyse-là que Catherine a faite et elle s’y accrochera définitivement . Dans le roman (duel) de l’existence qui se construit par épisodes plus ou moins marquants , à chaque instant , le "cas" Isabelle sera pour Catherine une référence incontournable , comme pour Freud , celui d’ Anna . Et , après tout , on ne pourra jamais totalement démontrer la fausseté de son analyse . Tant que le paranoïaque ne délire pas franchement* (et même dans ce cas) , on ne peut rien lui "prouver" . Il reste toujours un doute ; en effet , peut-être Isabelle a-t-elle été mal disposée vis à vis de Catherine , dont l'énergie , l'âpreté au travail lui faisaient , par comparaison , un peu d'ombre ? Peut-être a-t-elle été gênée de ne pouvoir suivre une discussion amorcée bien avant elle ... ou encore , d'être moins sportive que les deux autres ? Peut-être a-t-elle cherché à compenser d'une autre manière : par son charme évident , sa féminité plus accentuée ? L'habitude des salons , de la mondanité . Trois fois rien , car il est invraisemblable que cette romantique amoureuse se soit donné la peine de séduire un garçon qui ne pouvait l'intéresser en aucune manière ... Mais pour Catherine l'angoissée , c'était encore trop : insupportable .

* Ici , on n'a pas affaire à un délire mais à une subtile transformation de la réalité qui , contrairement au premier que l'on ne prend pas au sérieux , peut troubler , persuader , ou même convaincre .

Beaucoup de bruit pour rien

Conclusion provisoire : il ne s'est rien passé . Mais ce "rien" fut immense pour Catherine . Paranoïaque ? Sans doute le sommes-nous tous parfois , à des degrés et à des moments différents : mais là , la marge est , semble-t-il , franchie . Catherine s'impose une souffrance inouïe , dont elle jubile paradoxalement , et l'impose aux autres , sur une base inexistante ou largement romancée . Elle travaille cependant , réussit , est ou semble extérieurement "normale" ; et même , une fois l'angoisse du retrait de la bourse éliminée, lorsque son travail lui permettra enfin de vivre autrement que dans la misère , elle se montrera agréable , généreuse , brillante : un modèle sans doute pour ses patients et ses étudiants ... Mais à l'intérieur d'elle-même , une voix lui hurle sans répit : "laide , moche , pauvre , nulle , grosse , masculine, folle , haïe ...Tandis que les autres sont au contraire : beaux , intelligents, aimés , sans problèmes , et , forcément , méprisants... "

Les voix , ou Jeanne d'Arc à rebours

Cette voix , nous l'entendons tous à un moment ou à un autre . Et il arrive en effet que certains en abusent pour exploiter ses victimes , vite repérées . Il arrive aussi que les victimes deviennent bourreaux , ou que deux individus soient en même temps l'un et l'autre pour des personnes différentes . Ces voix silencieuses démobilisent , détruisent celui qui les entend .

Des malades très ordinaires

Ce que l'on nomme improprement folie ou paranoïa peut exister chez un(e) individu normalement équilibré , fonctionnel , sans jamais être aperçu , sauf par des très proches , qui en règle générale , se taisent pour ne pas , croient-ils , aggraver les choses . La relation Hélène-Catherine est une relation particulière dans laquelle Hélène joue plus ou moins le rôle de psychothérapeute : envers d’autres , Catherine se montre différente et souvent , elle fait , judicieusement , silence sur ses interprétations farfelues . Catherine , à sa cothurne , a platement relaté cette après-midi en ces termes succincts : Hélène a amené avec nous une pimbêche soi disant lesbienne qui draguait : ça nous a un peu gâché la journée , mais l'eau était bonne ... Significativement , Isabelle n'a rien deviné du drame dont elle était l'héroïne : Catherine , fine mouche , n'a rien laissé filtrer . Cependant , si le trouble n'apparaît pas, il demeure bel et bien , enfoui , et se manifeste par des comportements non détectés et parfois non détectables  qui pèsent ensuite sur l'entourage. On l'a vu : Hélène n'a plus jamais porté le même regard ensuite sur Isabelle , et leur récente amitié en a été ébranlée . Ce n'est certainement pas un hasard si Catherine s'est orientée vers la psychanalyse : "Je voulais d'abord me soigner moi-même " reconnaît-elle avec humour . Certes : mais en se soignant elle-même , n'a-t-elle pas , peut-être , pesé sur d'autres ? Dans une économie du trouble , il y a une circulation mais aussi une conservation de l'énergie mortifère : lorsque l'un des membres d'un groupe se libère , il arrive souvent qu'un (ou plusieurs) autres plongent à leur tour . Catherine guérie n'en a-t-elle pas auparavant entraîné d'autres vers sa déréliction ? Cela n'est pas sûr : sa profession la protège peut-être d'une telle dérive . (Mais sa technicité la rend aussi d'autant plus redoutable) . Cette économie-là , elle la connaît en effet : mais cela ne signifie pas qu'elle sache ou même veuille tenir le cap juste. La question vaut d'être posée : imaginons par exemple qu'Isabelle , qui eut recours, au début de sa liaison , à une thérapeute , s'en soit remise à Catherine ...

Les mots qui tuent ou de petits crimes parfaits

Que les mots tuent , (Sartre) nous le savons . Mais ils peuvent aussi guérir : Platon , bien avant Freud , l’observe . Mieux que la philosophie ou la psychanalyse , la littérature et l’art l’ont puissamment montré . Mais comment ? La question reste ouverte : débilité , influence , faiblesse d’esprit chez la victime, perversité chez celui qui les manie ? Cela n’explique rien car il s’agit plutôt de conséquences que de causes . Comment un individu peut-il se laisser détruire par des mots , de simples mots dont il sait au fond la fausseté, le vide, la mauvaise foi manipulatrice , volontaire ou non ? Catherine ne peut, à l’époque , entendre autre chose , en bruit de fond permanent , que la voix de sa mère qui lui disait , de toutes les manières possibles : tu es persona non grata , si tu n’avais pas été là accrochée à mes jupes , j’aurais pu partir lorsqu’il en était encore temps , vivre , et non restée enchaînée à un vieux grigou . Si tu pouvais disparaître , rattraper l’erreur que ton père a commise (une erreur qui n’en était pas une) ... Si tu m’aimes (et Catherine aimait sa mère , cette jolie femme , naïve et fruste jeune fille qui avit été subjuguée par son éminent pasteur , pour découvrir , une fois mariée que son avarice et sa jalousie la condamnaient à une vie de morte vivante) ... Si tu m’aimes , disparaîs , était le sens réel de son discours à Catherine. Mais la littéralité des propos était évidemment différente : mesquine, ridicule  certes mais d’une violence, d'une cruauté inouïes, sans aucune commune mesure avec la petitesse des reproches : une litanie ininterrompue .

Range ta chambre , c’est une écurie , on n’a plus d’espace ici à cause de toi, ton désordre , ta saleté ... Truie ... Heureusement, les vacances sont bientôt finies , on dira ouf ! On va être enfin tranquille... Qu’est ce que tu dévores , je n’y tiens pas à toujours faire la cuisine , tu ne fais pas pitié , dis donc ... Et difficile avec ça ... Et ça coûte ! Ne mange pas , c’est pour ton père , qui en a bien besoin , à son âge : crois-tu que nous avons les moyens d’engraisser un parasite qui se prend pour le centre du monde et qui nous crachera dessus ensuite ? Tu as gâché ta robe , j’en ai assez de m’éreinter pour toi ... C’est effrayant ce que l’on peut dépenser avec les enfants* ... Il vaut mieux élever des cochons ... Celle-là , on s’en serait bien passé , à notre âge , vous pensez , enfin , Dieu nous l’a envoyée , on l’a reçue et on est bien contents tout de même . Evidemment , ne me répond pas , je ne suis pas digne que tu m’adresses la parole , moi qui ne suis pas allée à l’école ... (ou , autre cas de figure : tu oses me répondre ? Profiter de l’instruction que nous t’avons offerte pour me critiquer ? ... )» Le ton et surtout le contexte importent, les mêmes propos , tenus autrement , pouvant revêtir un sens moins funeste.

*L’avarice du père avait fini par se transmettre à son épouse , sans cesse blâmée pour usage « abusif » de denrées alimentaires , les seules dépense
indirectes qu’elle pouvait s’autoriser , car elle ne possédait en propre aucun argent et il ne lui en était jamais accordé : « Quel besoin en aurais-tu ? N’as-tu pas tout ce que tu veux ? » , denrées parcimonieusement fournies par le père qui en tenait une stricte comptabilité. La ménagère astucieuse , parcimonieuse mais toujours à court ne pouvait donc confectionner des repas convenables, surtout lorsque Catherine était là, brièvement , entre deux colonies ... d’où les reproches - litanies prévisibles du Pater Familias ensuite , de retour du Temple où il venait de prêcher générosité et amour du prochain .... Résultat : une tenace boulimie chez Catherine qui , longtemps , ne put rien laisser dans son assiette, choisissant , après hésitations, dans la file , au Restau U , le plat le plus consistant et la part la plus grosse , exigeant ensuite du rabiot , qu’elle emportait chez elle , avec pain et sucres dans ses poches . Catherine récurant plats et casseroles , et s’indignant que d’autres ne le fissent pas constituait une source de moqueries , parfois affectueuses , d’autres fois cruelles : ce fut la clé d’innombrables et cocasses querelles avec amis et commensaux , souvent accablés de ses pénibles leçons de morale , (« On voit bien que tu n’as jamais eu faim ») , ou gênés en public par sa voracité symbolique. (Mon oralité , disait-elle en riant) . L’un d’eux , agacé , l’avait surnommée le Hamster pelleteur . (Qui gonfle ses joues de nourriture inutile et s’en va la cacher sans sa tanière où, farouche , il la surveille , mordant quiconque s’en approche).

Une disquette mal formatée ou la mort d’Hélios

L’enfance , quelque soit le mode éducatif , constitue toujours plus ou moins l’école des Marines US qui se doivent de répondre « Yes Sir ! » à leur Capitaine, quoique celui-ci leur ait dit . De même , pour le jeune enfant , les parents ou les adultes en général représentent toujours au départ les détenteurs de toute vérité , comportementale ou éidétique . Dire à un enfant : « Je n’ai pas toujours raison » est paradoxal , presqu’un non sens : - Si t’as pas raison , t’as raison , et si t’as raison , t’as pas raison : c’est pas possible !» fut la réponse logique et critique d’une philosophe de quatre ans à qui , déjà , on n’en comptait pas . (O Hume !) Même les colères, les crises de l’enfant , issues souvent d’un violent désir réprimé , sont la plupart du temps liées à une manipulation par d’autres adultes (par le biais d la publicité par exemple) . 

 La mort d'Hélios

Nous sommes « formatés » comme une disquette d’ordinateur : or , parfois , celui-ci est défectueux . Un exemple émouvant : mon vieil ordinateur , Hélios, donnant des signes d’épuisement , (il était de plus en plus difficile de le démarrer tous les jours ) , je m’ enquis , avec le vague sentiment de trahir un ami cher , d’un autre , non sans avoir auparavant enregistré toutes ses données sur dix disquettes , conservées , étiquetées avec soin . Mon choix fait, il suffisait de transférer mes disquettes sur le nouveau , tout fringant et vorace: - Un jeu d’enfant » me dit l’homme de l’art , tout émoustillé . Un jeu d’enfant , peut-être, mais un jeu impossible : aucune disquette n’était lisible . Vanitas vanitatum et omnia vanitas : l’ « Essai sur le sentiment de la faute chez Nietzsche » , duement étiqueté à la main , se réduisait à trois ridicules carrés et points d’interrogation et d’exclamation:  ???!!!O!O?? Décidément , Hélios se moquait : certes l’essai n’était pas bon , mais il n’entrait , en principe , pas dans ses prérogatives de jouer les critiques littéraires . Toutes mes données risquaient d’être perdues : en fait, défectueux depuis plus longtemps que je ne l’imaginais, Hélios n’avait pas su formater ses disquettes . Rien n’était visible cependant dans le système : il se relisait correctement , lui , mais lui seul . L’histoire finit bien . Le lendemain , après une nuit sans sommeil , lui jetant de temps en temps quelques regards inquiets sans oser l’allumer , j’amenai le malade , enveloppé , à la « clinique » : là , stupeur , il démarra d’un seul coup . Une mauvaise passe , peut-être , suivie d’une guérison impromptue ? Le mystagogue électronicien , à l’aide de quelques branchements savants , fit aussitôt passer directement toutes ses données sur une machine intermédiaire (quelques instants seulement en effet). L’aventure est si belle que je la finis . Lorsque l’opération fut achevée , nous nous retournâmes vers la table encombrée de fils afin de débrancher Hélios et le ranger dans sa boîte : le vieil ordinateur , écran sombre , affichait , un sinistre message , fixe , jamais vu auparavant : disk out failure . Mort . Il avait juste eu le temps de restituer fidèlement toutes ses données ... et s’était éteint définitivement . Tel un vieux prof consciencieux . J’en ai eu les larmes aux yeux , et ne fus pas seule : « A une minute près , quoi , la baraka » s’exclama le grand prêtre en riant , après quelques secondes de silence stupéfait .


Une disquette défectueuse

De même , il semble que nous soyions « formatés » comme une disquette : si l’ordinateur initial est défectueux , sans que cela n’apparaisse , aucune inscription ensuite ne sera lisible par un autre que celui-ci, et les données inscrites , quoique correctes , seront restituées transformées ou aberrantes : une série de points d’interrogation , de signes cabalistiques dénués de sens , voire , rien du tout . Or , cela ne se voit pas tant que nous restons dans le système . C’est même exactement le contraire : si Hélios pouvait, lui , se relire, en revanche , depuis longtemps , il ne savait plus relire d’autres disquettes que les siennes , défectueuses , mais qui seules lui convenaient puisque c’est lui qui les avait adaptées à sa défectuosité . De même une famille pathologique « adapte » un enfant à son dysfonctionnement . Pour Catherine , la joie , le plaisir un peu puéril , à la plage , n’est pas une donnée « lisible » : elle n’est pas formatée pour cela . Ses parents , tel Hélios , n’ont pas voulu ou su lui enseigner que l’on peut jouir de ces plaisirs innocents .
Ils ont toujours raison : Yes Sir !
Travaille et tais-toi ! Yes Sir !
Produit ! Yes Sir !
Mieux encore ! Yes Sir !
Encore mieux ! Tu crois y être arrivé ? Quelle prétention ! Yes Sir !
On ne va pas nourrir un parasite ! Yes Sir !
Ne lambine pas : le temps c’est de l’argent ! Yes Sir !
Ne dépense pas : l’argent , c’est aussi du temps ! Yes Sir !
Dieu te juge ! Yes Sir !
Ne dois rien à personne ! Yes Sir !
Mais aussi , prends garde que l’on ne te doive rien ! Yes , Sir !
Evite les parasites , ne donne rien sans de bonnes raisons , sans garanties , à personne ! Yes Sir !

Ces assertions violentes , utiles dans le groupe initial , pour les parents du moins , ont « formaté » Catherine , qui modifie tout ensuite selon sa disquette de base . Si on la force , (si on la conduit à un après-midi de plaisant farniente), elle ne la «lit» pas , elle la transforme en une histoire pleine de bruit et de fureur. Car la Voix du Capitaine , (Yes Sir !) elle l’entend ensuite de plus belle hurler à ses oreilles et, ne pouvant lui répondre, elle lui superpose un tiers , n’importe qui, ce qu’elle a sous la dent , (c’est en ce sens qu’elle peut se montrer injuste et même dangereuse) , une victime qu’elle va déchirer à sa place : elle est « coupable » , les Démons sont lâchés , et les Dieux ont soif . Significativement, si on ose critiquer ses parents , souvent , elle ne le supporte pas , et les défend violemment , elle qui cependant les accable volontiers . Elle les leur sert elle-même , mais , telle Cyrano , ne supporte pas , qu’un autre (du moins certains), les leur serve .


Un drame annoncé

Ce n’était pas facile  dit parfois Catherine, de vivre avec une retraite de pasteur , loin de tout., confiné. Avec un second enfant (mal venu , tard venu , forcément exigeant) c'était pire. Il faut les comprendre : on ne peut pas les juger . Ceux qui ont toujours connu l’aisance ne peuvent réaliser ce que représente cette misère en col blanc , l’angoisse , la frustration etc ... D’autres fois , elle les navre : - Ils me reprochaient même le savon . Je me suis lavée, y compris les cheveux , au Mir dilué pendant des années . Même pas « lainages délicats » , carrément du Mir vaisselle...» Cela dépend aussi de la personne à qui elle s’adresse . Elle est méfiante et , malgré les apparences , ne se livre pas volontiers : si sa vie sexuelle , dont elle parle avec drôlerie et sans fausse pudeur , ne lui pose pas problème , son enfance , en revanche  représente souvent un « blanc » toujours plus ou moins édulcoré . Elle se montre évasive, volontairement floue. Malheur , parfois , à celui par qui arrive le scandale , haro sur qui ose brocarder un peu durement le couple cocasse , tragi-comique que formèrent ses parents, un homme âgé, petit et frêle, volontiers donneur de leçons, et une grande belle femme (beaucoup plus jeune) qui le dépassait d'un tête et criait tout le temps. Cela varie aussi en fonction de son humeur , de ses amours , de ses frustrations , de sa réussite à ses examens en Juin .... 


Dans cette famille, il fallait qu'un drame surgisse: il  couvait depuis toujours, de manière évidente, palpable, dans cette union dysassortie voulue par le père plus que par la mère, trop jeune au moment du mariage et trop démunie. Que l'épouse tue son épouvantable époux par exemple, au cours d'une de ses crises de fureur... Ou celui-ci, cette jeune femme  prisonnière qui l'insultait gravement en public... Ou qu'une des filles... On pensait  évidemment à Catherine, la violente, l'exclue, le vilain petit canard devenu parfois tigre haineux (il y avait de quoi). Ce ne fut pas le cas. C'est sa soeur aînée, la mieux aimée (ou disons la moins haïe), la plus  classiquement jolie, tout à fait conforme à l'image que ses parents avaient  exigé d'elle, ne s'opposant jamais à eux, même lorsque sa cadette était en cause, celle dont la normalité absolue était si affligeante qu'elle avait même épousé un pasteur... c'est cette soeur parfaite qui se suicidera dix ans après, mariée, mère de deux enfants, fonctionnaire... lorsque son mari, sur le tard, lassé de cette épouse terne et sans joie, la quittera pour une autre totalement hors norme.
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Un pervers polymorphe : Sonia

Les mots blessent ou tuent lorsqu’ils sont appliqués sur une plaie déjà constituée : le formatage de la disquette , toujours , étant spécifique , cela explique que certains , devant un même discours , puissent rire ou au contraire se trouver blessés jusqu’au tréfonds de leur être. La superposition de deux discours funestes , celui de l’enfance (ou du passé) et d’un autre , nouveau mais parfois identique , augmente , démultiplie la souffrance infligée jusqu'à un paroxysme parfois insupportable. Dans les avions , afin d’être sûr de ne pas dévier de la route aérienne imposée , on utilise toujours trois appareils détecteurs des signaux émis par les balises au sol , trois appareils qui ont la même fonction : si deux sont d’accord entre eux sur la position , on suppose que c’est la bonne , et que le troisième est déréglé . Cela n’est que probable : mais il n’est pas d’autres moyens . Il en va de même lorsqu’un être subit régulièrement un discours péjoratif , destructeur de lui-même : ce discours s’attache toujours à des points précis, subtilement gonflés, simplement mis en évidence , ou même crées de toutes pièces . C’est ce que l’on pourrait appeler le formatage de la disquette . Or , lorsque , dans la vie , ensuite , un discours du même type est tenu , explicitement ou non , à la même personne , celle-ci se trouve placée dans la situation du pilote de l’avion qui voit deux de ses détecteurs marquer la même position : elle y croit et , au fond d’elle-même , malgré sa révolte , qui peut être violente , (comme celle d’un animal traqué qui n’a pas d’issue de fuite), elle pense alors que c’est elle qui se trompe sur elle-même . Trois est un mauvais nombre : cela fait toujours deux contre un . Cela explique qu’un même discours , aussi factice ou même aberrant qu’il soit , puisse générer chez certains des réactions opposées, qui vont de l’indifférence à la fureur destructrice ou auto destructrice . Mais il peut aussi se faire que ce soient des circonstances particulières qui rendent un être plus vulnérable que d’autres : la maladie , dans l’ exemple qui va suivre . Certains repèrent vite dans un groupe celui qui va être davantage atteint et enfoncent le clou .

Narcisse au Lycée . Ni tout à fait la même , ni tout à fait une autre

Freud fit scandale en définissant l’enfant comme un pervers polymorphe . L’enfant ? Peut-être , peut-être pas . Mais l’adulte , y compris le jeune adulte, assurément : Sonia , élève de Terminale , constitue un exemple étonnant , et classique . Elle s’applique à copier un personnage qu’elle trouve sexy , celui de la garce des films réalistes . Elle procède avec un réel talent de composition : maquillage soigné , boucles blondes (ou rousses , c’est selon) savamment arrangées , sourire - éclair , que dément immédiatement le regard voilé , la tête rejetée en arrière accentuant encore la lourdeur des paupières légèrement soulignées , qui coupent à demi l’iris clair . Elle met mal à l’aise sans que l’on ne comprenne , au début , pourquoi. Involontairement , on se reproche ce malaise qu’elle génère , parce qu’il semble issu d’une appréhension physique . En fait , c’est bien le cas , mais c’est elle qui soigne un personnage ambiguë : tout son être déroute parce qu’il crie une contradiction . Sourire et regard étrangement fixe , oblique , comme cruel , vêtements provocants associés parfois , par jeu , à un bonnet rose de Mickey , propos désagréables « innocents » à mi voix , (une gaffe ?) et regard soudain étonnamment candide (est-on sûr d’avoir bien entendu ?) La place qu’elle privilégie est toujours au second rang , mais décalée de façon à se trouver juste en face du professeur . Ses mimiques , qu’il est donc seul à voir , évoquent parfois un ennui profond , insurmontable , puis , comme pour se gourmander elle-même , une attention excessive . Le jeu est subtil , non pas double , mais triple : Sonia feint de feindre . Lorsque Mathilde , une redoublante timide , essaie laborieusement de prendre la parole , Sonia s’esclaffe « spontanément » , sans bruit , (si bien que celle-ci , toujours assise au premier rang , bafouille et se tait) , puis s’excuse à voix haute , comme une petite fille qui craint d’être tancée , la main devant la bouche , sourire éclair , légèrement tournée vers l’arrière afin de juger par un clin d’œil de ses effets : elle accentue ainsi , par sa « gêne » feinte à gros trait , l’humiliation de sa victime . Sonia soucieuse de son public, varie son registre : cette comédienne a peur de lasser . Elle utilise alors le système dramatique du coup de théâtre des pièces de Boulevard . Lors d’une réflexion de Mathilde , Sonia , juste derrière , s’ exclame vivement , comme pour elle-même : «Mais ce n’est pas bête , ça » , laissant celle-ci savourer son soulagement , pour ajouter ensuite , à mi voix : - Elle a du prendre sa dose de biotine ! » Et de s’excuser bruyamment, faussement confuse , sous les rires lâches de son entourage . Ceux du fond n’ont entendu que ses excuses claironnées , et s’interrogent : on se répète , de rang en rang , le trait , et les gloussements étouffés , décalés , continuent en cascade un temps encore . 


Mathilde , écarlate , rit aussi , ou fait semblant . Le problème que pose la place que privilégie Sonia est réel : si le professeur, plus proche , en effet , ne peut ignorer ses mimiques , en revanche elle doit s’assurer d’un public , derrière , qu’elle ne contrôle pas , et , pour cela, se retourner sans cesse . Elle joue alors de ses boucles , qu’elle fait virevolter , puis retomber sur son visage, feignant , concentrée , de noter , pour les renvoyer ensuite en arrière d’un brusque mouvement , regard oblique fixe et visage de marbre. Mathilde , corpulente , est diabétique insulino dépendante : «Je ne sais pas pourquoi , lorsque Sonia est derrière moi , je sens mon taux de sucre grimper : elle a un pouvoir hyperglycémiant » dit-elle , en tête à tête , avec un humour dont elle est incapable en public . Sonia la surnomme : « Elephant woman » ou « pisse candi » . « Ce n’est pas méchant , allons , ne sois pas parano : on m’appelle bien Vanessa Paradis , moi , et ne j’en fais pas tout un flan ...» Mais il faut un public à cette histrione : des jeunes gens , surtout . S’il vient à lui faire défaut , si certains , par exemple , sont absents , elle change de registre : c’est alors celui de la petite fille intelligente, un peu agitée , à la vie difficile , moqueuse certes , mais serviable au fond , qu’elle adopte . Elle se montre soudain pleine d’une sollicitude ambiguë envers tous , même et surtout envers Mathilde : - Tu as pensé à contrôler ton sucre ? Je te trouve bien pâle . N’est-ce pas , Madame , que Mathilde est pâle ? » 


L’assistante sociale , petite souris grise et lunettée à laquelle elle a souvent recours , l’apprécie infiniment : - C’est une jeune fille vive et honnête , qui a bien du mérite , croyez-moi , étant donné les parents qu’elle a , de se maintenir à flot ... » dit celle-ci , lourdement , sans précisions , « secret professionnel oblige »  - si bien que cette innocente fait redouter le pire - . Sa mère , convoquée , laissa entendre de même que sa fille avait certainement de grandes qualités pour réussir, malgré certains professeurs, à travailler convenablement . Sans plus de précisions , là aussi : le pire et le flou.


Une des réussites les plus marquantes de Sonia la voici : elle a ruiné la réputation d’une prof qu’elle haïssait , (il lui faut toujours un ennemi à abattre) peut-être simplement en raison d’ une note désastreuse à un contrôle, que celle-ci , malgré ses supplications , (« j’étais malade ») ne consentit pas à annuler. Sonia n’aime pas perdre . Manipulatrice , elle ne pardonne pas à ceux qui lui résistent . S’ils sont forts , elle se soumet , mais malheur à eux s’ils baissent la garde . Le registre supplications - menaces voilées (qui , ainsi que nous allons le voir , ne sont pas vaines) lui est familier.

Un KO en trois rounds

Ce ne fut pas difficile : la garde était en effet un peu basse , le coup facile à porter .
Premier round : « La prof d’Anglais n’est encore pas là » s’exclama-t-elle , à la cantonade , juste avant un cours (de philo) . Branle bas de combat , bruit de chaises . Le drame se noue : il a été bien préparé , comme un cours d’agrégé avant l’Inspection : - « Elle » ne nous a même pas donné nos listes , et l’oral du bac est dans quatre jours , comprenez-nous ... » Emoi dans le bas peuple : on leur refusera sûrement de passer l’épreuve , ils seront pénalisés , on croira à une sanction pour absentéisme , ainsi donc , l’an dernier ... etc etc

Deuxième round : Affolement général . La timide Mathilde, taux de sucre en flèche , monte les trois étages quatre à quatre , file chez la CPE où elle éclate . A cette heure , il n’y a qu’un jeune surveillant , tout nouveau , qui ne parvient pas manipuler l’ordinateur des salles , et court , confus , chercher de l’aide ... D’autres font le siège du bureau du Proviseur , qui est en rendez-vous , certains harcèlent la secrétaire âgée , qui fait barrage autant qu’elle peut , appelle , en vain , la prof chez elle ... Un efficace téléphone à ses parents , puis aux parents-délégués , qui , inquiets , appellent aussitôt le Proviseur ... Les portables interdits sonnent partout . Du coup , personne ne se soucie d’un cours à fort coefficient et des listes prêtes , à leur disposition : pour l’heure , celles-là ne les intéressent pas du tout .

Coup de théâtre : c’était une erreur . Mais Sonia est tout à fait excusable : X le lui avait dit , qui le tenait de Y , lui même l’ ayant entendu dire à Z ... Ces choses-là arrivent , ce n’est tout de même pas l’affaire Dreyfus .Tout est bien qui finit bien , « on ne va pas en faire un flan , à quatre jours du bac» . Si cependant : menaces de sanction , pour absentéisme .

C’est alors le dénouement dramatique : «On ne prête qu’aux riches ! » C’est une erreur , soit , mais parfaitement compréhensible : « Madame G , en ce moment , est souvent absente , et , à quatre jours du bac... » Acculée , Sonia se défend âprement : or , la contr’ attaque étant en fait le but réel du scénario imaginé , personne , surtout pas la victime , n’osera la tancer trop rudement . Paule a en effet été absente deux jours en début de semaine : une faute impardonnable pour cette Parfaite , Allégorie de l’ Excellence , qui, à cinquante-trois ans , légèrement dépressive , « n’est plus tout à fait ce qu’elle était » . Elle ne peut pas toujours tenir le rang qu’elle s’est imposé : « Le bac , ça nous rend tous nerveux , il faut nous comprendre ... Madame G a été souffrante , non ? On a eu peur , c’est normal : les pourcentages de réussite , du reste , ont un peu baissé ces temps-ci , n’est-ce pas ?» L’esquive est habile, perverse , digne d’un matador , qui utilise la force même de l’animal contre celui-ci , et , tenant en haleine la foule du vulgum peccum (les pourcentages de réussite baissent en effet) , se cache ensuite derrière la muleta . De même Sonia , après de théâtrales et larmoyantes excuses , (« Je suis déléguée , et responsable pour tous , j’admets tout à fait les remontrances, ce n’est pas mon genre de me défiler ... ») , se verra immédiatement défendue par un Lancelot à portable qui , lui , ouvertement insolent , sera sanctionné à sa place . Celui-ci avait été choisi , en cette heure de folie , pour jouer les utilités . 

Sonia a plusieurs cordes à son arc , plusieurs thèmes harmoniques différents , dont l’un, et non des moindres , est l’Elue du Peuple , la Déléguée Dévouée : Mathilde , en hyperglycémie , Sonia insista pour l’accompagner à l’infirmerie , («Tu vas nous faire un coma , mais si : tu as vu ta tête , ce n’est pas une plaisanterie ..»), réquisitionnant , sur le mode de la prière mutine , pour l’aider , un costaud  qui se trouvait là : - Ce n’est pas pour la critiquer , mais elle pèse son poids , et moi, toute frêle , à côté, tu imagines , si elle me tombait dessus ... » Flatté , le Chevalier chargea sans effort apparent la lourde jeune fille sur ses bras : le trio inquiétant , dans les couloirs vitrés , à cette heure , ne passa pas inaperçu : un Héros était né . Il eut deux heures de colle . On n’a rien sans rien .

Au nom de tous les miens

Sonia sait le point faible de sa victime : la mauvaise santé et la timidité pour Mathilde, et , à l’opposé , l’excellence et l’orgueil pour Paule , qui , dans le Lycée , n’a pas que des amis . Consciencieuse , irréprochable , tant dans sa tenue que dans son travail , celle-ci constitue un modèle : une minime absence, qui , chez d’autres , ne l’intéresserait nullement , ici , au terme d’un scénario rondement mené , brille d’un noir éclat , comme si le bac de tous en dépendait. Les classes « sup » de Paule en effet , malgré le surcroît de travail qu’elles exigent , sont très demandées par des rivaux qui attendent sa retraite avec une impatience non dissimulée. Sonia sait où il faut taper , comment , et à l’aide de qui : « Ne pourrait-elle demander une retraite anticipée ? Je le dis en tant que Déléguée , au nom de tous les autres , tant pis si cela m’occasionne des ennuis parce que c’est nous , les Terminales , qui en pâtissons finalement .. » glisse -t-elle à des oreilles complaisantes. Mélangeant le vrai (les pourcentages de réussite sont un clou rouillé enfoncé dans la poitrine du Proviseur nouvellement nommé qui redoute le rapprochement entre leur baisse et sa prise de fonction), et le faux* , Sonia s’appuie sur une peur véritable , (le bac) en suscitant une crainte fictive (la non remise des listes) , totalement romancée (« on court au refus de passage de l’épreuve ») . Tout se mélange ensuite dans l’esprit de ses marionnettes  : peur du bac , ressentiment, fixation sur « les listes » , puis , sur un personnage bouc émissaire... 

Ce talent de metteuse en scène de thriller lui permet de «réussir» des drames qui sinon sembleraient incompréhensibles . Personne n’a pu convaincre la classe sous influence de l’infondé de leur crainte et , a fortiori , de la manipulation dont ils étaient l’objet . Le terrain était préparé , à l’aide d’histoires plus ou moins exagérées à toutes fins utiles . Les plus faibles, les plus angoissés ,(Mathilde) ont cédé en premier , d’autres ont suivi immédiatement le mouvement , sans la moindre hésitation critique , et finalement tous se sont engouffrés dans la brèche , selon le principe d’une bonde aspirante : « l’ensemble a toujours raison » est l’informulé de la foule prise de panique , dans laquelle tous se fondent instinctivement . L’hystérie collective, une fois mise en route , semble s’ auto alimenter, telle une locomotive emballée sur une pente , qui gagne de la vitesse sans carburant.

* Une telle attitude (remettre les listes au tout dernier moment) n’est nullement rare ni désinvolte , surtout lorsqu’il s’agit de classes absentéistes : elle vise simplement à s’assurer de la présence des élèves jusqu'à la fin .

Epilogue

On ne retiendra de l’histoire , comme lors de certains lynchages médiatiques ensuite sanctionnés en faveur des victimes , (des pages de calomnies , suivies, lorsque celles-ci se sont bien imprimées dans l’esprit collectif, d’un terne entrefilet de démenti que personne ne lit) ... on ne retiendra , de même , que la peur des élèves et des parents , et nullement que celle-ci était sans objet : les listes étaient bien prêtes et l’après-midi , comme prévu , elles leur furent distribuées . Pour ceux qui n’ont pas suivi attentivement le déroulement des faits, (c’est à dire la majorité) , Paule demeurera « celle que toute la Terminale « L 2 » affolée cherchait en vain ce Jeudi matin parce qu’ils n’avaient pas toujours leurs listes à quatre jours de l’oral.» Victoire par KO : on ne saurait en effet être légèrement dépressive dans un lycée dont on a en charge les prépa. L’orgueilleuse accablée demanda effectivement une retraite anticipée et abandonna volontairement (c’est à dire avant que l’on ne l’y oblige) les sup . « Elle nous a fait une de ces peurs, il n’y avait qu’à voir la pauvre Mathilde , qui redouble : à deux doigts du coma, et si près du bac ..» Sonia a eu le bac avec mention . Mathilde est enfin passée , de justesse . Elle est reconnaissante à Sonia . Paule est en dépression franche . (« Je suis trop âgée en effet , on ne me respecte plus... ») Lancelot est recalé. Sonia n'en a cure.

J’aime faire du mal : cela soulage

Sonia divise les gens en trois catégories : les forts , parmi lesquels il faut être, ou du moins être en bons termes (ou faire semblant) , leurs antonymes, qui ne comptent pas , et enfin la catégorie intermédiaire , que l’on peut utiliser . Les Chefs , les Esclaves , et les Mamans . En fait, son univers est binaire car les esclaves ne sont pour elle que des jouets sans intérêt véritable . Ses affects sont étranges , perturbés : inexistants ? Peut-être pas , du moins pas totalement . Ainsi , la douce Géraldine, prof d’Histoire , circonvenue sur le mode, - du reste pertinent - : « le lycée ne donne pas à tous les mêmes chances , si on n’a pas de fric , on pâtit et on est méjugé », Géraldine donc s’en est allée faire le tour des éditeurs pour lui procurer les livres qu’elle ne peut s’acheter . A son retour, Sonia lui a sauté au cou , avec un vrai sourire : la petite fille resurgit , touchée , reconnaissante . Spontanéité ou calcul ? Qui sait ? Elle semble sincère , dithyrambique : « Madame B , elle , c’est une vraie prof , pas comme certains » dit-elle , insistante , à la cantonade, car même ses laudations comportent un tiroir funeste . La mise en relief de la valeur de Géraldine ne vise-t-elle pas , par comparaison , qu’à dévaloriser les autres ? Lorsqu’elle aura le bac, elle ne lui en fera cependant même pas part : oubli ? La page est tournée . Elle n’existe plus .

Des affects perturbés , versatiles ? Sans doute . Mais parfois , elle surprend. A la lecture d’un texte de Nietzsche sur le ressentiment , la punition et la souffrance catharsique infligée , elle s’exclame , pour une fois sans sourire-éclair ou autre jeu de scène , naïvement : « Mais c’est moi , ça ! J’aime faire du mal : cela soulage . Comme tous . » Comme tous : elle n’imagine pas qu’il puisse en être autrement pour d’autres . Cela soulage. Sonia souffre donc ? De quoi ? Peu importe , peu importe qu’il n’y ait aucune raison à sa souffrance : son théâtre intérieur est peut-être, comme celui de Catherine, encombré de scénarios compliqués , de cruautés subies, imaginaires ou réelles . Il n’en demeure pas moins que la souffrance infligée semble , dans son cas , en effet, soulager celui qui souffre , lui faire oublier provisoirement ses soucis : un féroce divertissement Pascalien. Incapable d’accéder à la création artistique réelle , quelqu’en soit son désir , peu concentrée dans son travail , elle fait de sa vie une œuvre d’art dramatique, une pièce de théâtre cruelle , qu’elle se joue et joue à d’autres , dans laquelle elle s’attribue les rôles successifs qui lui plaisent , lui viennent à l’esprit ou , plus avisée , lui sont utiles . On ne sait jamais quel sera le prochain : elle déconcerte et inquiète . Qui est-elle ? Le sait-elle elle-même ? Lorsqu’il lui fut reproché en tête à tête son attitude envers Paule , et les conséquences prévisibles pour celle-ci , déjà dépressive , elle éclata pourtant en sanglots : - Je n’ai pas voulu cela , je vous assure . » Sincère ? Qui sait ? Peut-être , malgré tout : un instant seulement .


Le personnage est intéressant par son cynisme absolu et innocent , sans fard qui permet d’expliquer les gens comme Catherine . Celle-ci imagine toujours des brimades , des humiliations , et des Merteuil qui les lui infligent : or Sonia est réellement ce que Catherine voit à tort partout . En un sens , elle justifie Catherine . Mais , si la toute simple Isabelle s’est trouvée dans le collimateur en cet après-midi d’été , en revanche , les gens comme Sonia échappent souvent à la critique , ou même à la franche détection . Lors de l’épisode tragique , ce furent tous ceux qui firent sonner leurs portables à tout va , ou qui harcelèrent trop bruyamment la secrétaire , qui furent sanctionnés , ainsi que Lancelot . Sonia invisible durant toute l’heure , on ne pouvait lui reprocher qu’une erreur « bien compréhensible » . Et personne ne pourra prouver que celle-ci était volontaire . De telles personnalités savent manipuler la foule tout en se mettant à l’écart , laissant les choses se faire d’elles-mêmes. On les évite donc vaguement , sans commentaires approfondis , car on sent , mais on n’est jamais sûr de ce que l’on perçoit : le scénario va trop vite , les images défilent à toute allure , les rôles sont soudain brusquement changés , d’autres personnages sont mis en scène , on ne suit plus ... Sonia virevolte , esquive, et, protéiforme , insaisissable , change dès que l’on croit l’avoir cernée . Si sa souffrance est éliminée , peut-on penser , sa cruauté le sera aussi . Après le choc que fut pour elle texte de Nietzsche , comme percée à jour , elle changera en effet , se dévoilant avec une sincérité émouvante et inquiétante à la fois . Elle est , finalement , une jeune fille douloureuse , frustrée, un peu naïve en dépit des apparences , qu’un immense décalage entre l’ambition et les possibilités a précocement aigrie, et qui cherche désespérément un soutien : humble et arrogante à la fois . 


Elle divise le monde , non pas en fort et faibles , mais plutôt, comme les enfants , en bons et méchants ; sa répartition est toutefois très inégale (la plus grande partie de son univers fantasmagorique étant peuplé de méchants) . Les méchants , ce sont les riches , ceux qui sont à l’aise et sans histoires , presque tous (Paule , par exemple , belle et brillante) , et qui font d’autant plus ressortir sa misère sur tous les plans ; et les bons , ce sont les «Mamans», les Géraldine , qu’elle méprise cependant un peu tout en feignant parfois de les mettre sur un piédestal . Au dernier rang , elle place les sots , les esclaves parmi lesquels Mathilde et Lancelot , simples supporters qu’elle brime ou soigne selon son humeur ou les nécessités . Valorisée , elle changera peut-être : son ambition elle - même en serait favorisée , la haine étant un faux soulagement et surtout , avant tout , haine de soi . D’autre part , à force , ses intrigues la font redouter certes , mais aussi mésestimer . Elles finissent parfois par se retourner contre elle : même ceux qui auraient pu l’aider l’évitent avec un peu de répulsion , sauf quelques rares «saints» ou innocents . L’argument est de poids : il porte . Percée à jour , brocardée à son tour , sans méchanceté et avec un peu d’humour , elle se modifiera un peu : moins de mimiques , de scénarios compliqués , de saillies cruelles , presque , croirait-on , du respect des autres , mais aussi , incontestablement , une certaine tristesse , poignante, qui n’était pas perceptible auparavant . La cruauté , en effet , semblait la protéger . Est-ce bien elle , cette fois ? Ou encore un personnage emprunté à toutes fins utiles , afin de séduire un «fort» , à mi distance cependant des Mamans (et qui, bien manoeuvré , pourrait se glisser dans le rôle ? ) , un être inclassable donc inquiétant ? Peut-être , un peu , les deux.

L’agonie d’Omaya

Catherine et Sonia ont des personnalités qui semblent différentes mais qui cependant peuvent , dans certaines circonstances , agir semblablement . Leur point commun est de considérer les autres , toujours , comme chanceux par rapport à l’injuste sort qui est ou fut le leur . Rigides , elles ne cherchent jamais à approfondir : cela les conduirait à réviser leur jugement et elles ne le peuvent ni ne le veulent : leur sinistre fantasmagorie les protège de l’angoisse . Elles ne voient en fait pas les autres , mais une image d’eux transformée à leur fantaisie ; lorsqu’ils se donnent à voir malgré tout , s’ils résistent , elles peuvent alors se montrer sourdes , ou agressives . Leur propre vision est seule juste , pensent-elles : elles les connaissent mieux qu’eux-mêmes . Elles jouent volontiers les psychanalystes , avec un certain talent dans le cas de Catherine, qui en fera sa profession . Mais elles peuvent hélas persuader les autres de la validité de leur fantasmes à leur sujet même : « je sais ce que tu es , toi pas » est leur discours implicite , parfois convaincant , comme nous allons le voir. Malheureuses ? Malchanceuses ? Cela se peut , du reste , même si ensuite ce n’est plus vrai : mal formatées , la disquette lit mal les données qui s’inscrivent. Sonia est en effet pauvre mais aimée par des parents maladroits qu’elle manipule à son gré (et qu’elle méprise un peu) et surtout largement aidée , car son personnage , habile , séduit. Catherine fut , certes , haïe , mais elle a réussi, entourée d’amis , des études qui la satisfont . Aucune n’est dans la déréliction qu’elle imagine . Du reste , de telles personnalités peuvent se rencontrer dans tous les milieux : il y a toujours , partout , du gris ou du noir sur lequel il est possible d’accrocher un fictif malheur. Perverses ? Peut-être pas , (surtout Catherine) car ce sont elles , avant tout , leurs propres victimes : elles semblent même autant jouir de leur souffrance que de celle des autres . La peine , fictive , de Catherine la sauve de la culpabilité que suscite en elle toute jouissance . Mais peut-être tout de même , car , incontestablement , elles aiment aussi blesser , et semblent jubiler de la souffrance qu’elles infligent (surtout Sonia) : la douleur des autres rééquilibre une balance qu’elles croient toujours pencher en leur défaveur . En ce sens , il est vrai que la peine des autres les soulage aussi. Une telle propension , signe qu’elle est très répandue , est souvent utilisée par les médias : l’agonie de la petite Omaya fit monter les tirages de certains journaux , qui s’en firent une atroce spécialité . L’autre n’est aimé , estimé , ou simplement regardé avec attention que lorsque la charge de ressentiment , constante , contre lui , se trouve brusquement évacuée par son monumental et évident malheur . En ce sens , ce n’est pas vraiment le sadisme qui sous-tend le voyeurisme d’un certain public , mais plutôt une compassion sincère quoiqu’ambiguë. C’est devant ce type d’événement que l’on peut distinguer le vrai sadisme du simple voyeurisme : si, par exemple , Isabelle s’était trouvée en train de se noyer , Catherine n’aurait pas hésité à sauter à l’eau , tandis que le sadique , lui , aurait observé sa noyade , se repaissant des souffrances de celle-ci . 

Sonia , par contre , est sans doute plus proche du sadisme : si elle amène Mathilde à l’infirmerie , elle n’oublie pas de médiatiser fortement sa bienveillance , et , dans la mesure où c’est elle qui l’a conduite à la crise , elle qui accentue encore sa peur en insistant sur son aspect cadavérique, on peut penser que tout cela est un coup monté qui la satisfait pleinement . Jubile-t-elle de la souffrance de Mathilde ? Pas en tant que telle : le but du scénario n’était pas là. Envers Paule ? Ce serait , là , plutôt une vengeance , alors que le sadisme est gratuit : du reste , Sonia , dépassée par sa réussite même , semblera la déplorer .

Mais il est d’autres personnalités protéiformes qui pèsent lourdement , sans pour autant qu’elles se croient brimées par un quelconque consensus.

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Le Mâle Dominant Dépressif ou un MDD : un fort fragile .

Son principe est simple et morbide : tout est noir , tout va pour le plus mal, toujours . Le café n’est jamais frais et les croissants toujours un peu secs : « A quoi bon ? » est sa devise . Insatisfait chronique , il passe tout au crible de sa morosité . Il la déguise souvent en Principe Catégorique , en lucidité philosophique , et il brocarde ou critique volontiers , avec un humour particulier, (qui ne fait rire que lui) , les joyeux innocents qui ont le tort d’afficher leur contentement devant lui . Tel l’ Ecclésiastique Biblique , il s’exclame , de toutes les manières possibles , parfois silencieusement , d’un seul geste qui dégrise , en toutes circonstances, sur tous les sujets , même et surtout les plus innocemment divertissants : « Vanitas vanitatum et omnia vanitas » ... 

L’impression suscitée est celle d’avoir été brusquement pris de fou rire dans une chapelle mortuaire : honte et confusion . Un seul de ses regards particuliers est une douche glacée . Tout se voile immédiatement , devient funeste , angoissant . Il se fait souvent docte , donneur de leçons , se cite régulièrement lui-même , finit parfois par persuader son entourage de sa sinistre perspicacité et l’éteindre comme un souffle froid . Il peut , ensuite , tenter de réparer le mal commis , (peut-être sincèrement navré du dommage qu’il a causé ?) , et paradoxalement , se poser alors en Sage consolateur , ce qui n’exclut nullement le retour de bâton lorsque sa cible s’est remise à flot . Il ne lui convient pas que les autres autour de lui soient trop alertes , mais il ne peut davantage supporter leur total anéantissement : son remords est peut-être sincère ; et puis , sur qui s’appuierait - il , si l’autre, comme lui , coule à pic ?

En effet , sans que cela soit apparent , il se repose souvent sur un entourage qu’il feint de supporter par abnégation . On voit ici à l’oeuvre le concept de double dépendance , qui trompe toujours l’ extérieur : la mère de famille nombreuse , méritante et accablée , lorsque son dernier petit est enfin « débrouillé » , en conçoit immédiatement un autre , laissant penser à une erreur incompréhensible ... Tous les prétextes sont bons : elle ne supporte pas la pilule, le stérilet lui fait peur , la religion lui interdit toute contraception ... Rares sont celles qui avouent , comme cette paysanne mère de quinze enfants : « Je ne peux me passer de bébés , même si cela me fatigue ; dès que le dernier marche , il faut immédiatement que j’en aie un autre. » Ce devoir qu’elle s’impose , qui l’accable même , ces petits qui l’empêchent aussi de vivre , elle ne peut en fait s’en passer : elle est dépendante de la dépendance des autres . De même le Sage compagnon/gne d’un/e alcoolique , ne pouvant parfois supporter sa guérison , tente de l’empêcher, invitant par exemple des amis buveurs alors que le malade revient rétabli d’une cure . («Il faudra bien que tôt ou tard il sache résister à la tentation, le plus tôt sera le mieux , on ne peut vivre en sauvage , isolés de tous, l’alcool fait partie de la vie ...» etc ) En fait , malgré ou à cause de sa dipsomanie , l’alcoolique convient à celui(celle) qui se pose en Martyr d’une cause perdue , même si parfois le débordement de ses crises semble, à juste titre , l’accabler : cet équilibriste dévoué pratique un jeu de balance , qui ressemble à celui de Sonia amenant Mathilde à l’infirmerie après l’avoir conduite à la crise d’hyper glycémie .

Le Sage est dans la situation de celui qui , dans son canot de sauvetage, voit un naufragé tendre les mains vers lui afin qu’il le hisse ; certes , il consent, mais à moitié : il se contente de maintenir le nageur épuisé en équilibre , à demi sur le canot , à demi dans l’eau . Que l’autre se rétablisse et soit enfin sur le point de monter, c’est à dire d’être tiré d’affaire, de ne plus avoir besoin de lui , et il le poussera légèrement (très légèrement) dehors ; mais que le naufragé , désespéré , lâche prise et se laisse couler , et il le maintiendra tout aussi fermement . Pour pouvoir jouir de la dépendance de l’autre , encore faut-il que l’autre existe , mais pas trop , et surtout pas librement : dans ces deux cas , il n’y aurait plus de dépendance . Cette attitude est souvent masculine .Cela explique que le compagon/gne d’un alcoolique , guéri ou non , s’il s’en sépare , s’associe ensuite fréquemment ... à un autre identique , tout comme la mère de famille s’arrange pour concevoir un autre enfant lorsque son dernier-né n’a plus un besoin total d’elle .

Devant lui , accablé de ses réflexions désabusées , toujours négatives , mais parfois non dénuées d’une certaine pertinence redoutable , l’autre se sent un imbécile heureux délirant d’enthousiasme puéril , à l’ego légèrement surdimensionné , un joyeux crétin qui doit impérativement être remis en place , ce que fait le Sage , quoiqu’il semble lui en coûter : en fait , il en jubile. C’est ainsi qu’il imagine les autres (ou il le feint) : de joyeux lurons insupportables , vides , exaspérants . Lui seul sait , lui seul a raison . Il parvient souvent en effet à les persuader de leur nullité . La seule parade possible parfois , devant ce type de comportement , est le mensonge : mais cela renforce encore le sentiment de médiocrité de celui qui y est contraint . De plus , lorsque la vérité éclatera , le Sage prétendra (et c’est souvent vrai) l’avoir toujours subodorée , ou même sue : ses récriminations moroses , l’angoisse diffuse qu’il inspire , qui sourd de lui comme une sueur malsaine forcent en effet à cacher ou à édulcorer des événements quotidiens même minimes et sans gravité , afin d’éviter désespoir et les scènes - litanies qui s’ensuivent . 


Il ne l’ignore pas : on le fuit de toutes les manières possibles , et, même si , blessé, il vilipende le menteur , au fond, il jubile de son abaissement , qui marque sa supériorité . Le dévoilement le réjouit . Inversant cause et conséquence du comportement de celui qu’il a pris en défaut , il se conforte alors dans son sentiment initial qui a généré la tromperie : puisque c’est ainsi , il ne fera plus jamais confiance . (Mais l’a-t-il jamais fait ? Et s’il l’avait fait , lui aurait-on menti ?) Le barrage a cédé , le flot envahit , il exulte et , savamment , torture , navre : qui ment sur un détail mentira sur l’essentiel , il doute de tous et de tout , même de ce qui ne fait justement aucun doute ... Il n’est pas aimé , il l’a toujours su , l’autre est un nul, un parasite qui l’exploite... La symphonie commence ; elle ne finira pas de sitôt . 


Il engrange , n’oublie rien, ressort à tout moment , réchauffées , de vieilles histoires significatives , mijote et congèle de savantes rancoeurs.. Il ressemble , dans certains cas , à l’ araignée guettant l’insecte qui va se prendre dans sa toile , à l’affût de la faute, la faute qui enfin démontrera la turpitude de l’autre ou la vanité de ses aspirations , de sa joie , la faute qui justifiera définitivement sa sinistrose . Lui aussi pourrait dire comme Sonia : «j’aime faire du mal car ça me soulage» . Cette faute , il la recherche , la grossit , l’invente (dans le cas de Sonia) , et , parfois involontairement , tente de la provoquer . Lorsqu’elle survient enfin , il peut parfois se montrer quasi bienveillant , gentiment méprisant , (il a gagné) , ou au contraire indifférent : au suivant .

Car le dépressif non détecté , celui qui se masque sous le personnage Kantien du Sage raisonnable et raisonnant , a souvent un besoin excessif des autres ; c’est du reste une des causes de son mal être : il est dépendant. Cette dépendance l’empêche d’aimer , même si cela semble le contraire : on le dit constant , inébranlable . A sa manière , c’est vrai : mais il est aussi pesant que fidèle . Il redoute que l’autre l’abandonne à sa solitude , c’est à dire à la mort et cherche donc à l’enchaîner . Il aime certes , mais d’une façon particulière car il ne voit pas réellement l’autre en face de lui . Sous ses dehors longanimes , il n’en tient souvent aucun compte , et ne vit en fait que pour lui . Il peut émouvoir et convaincre : mais il n’est au fond qu’un infirme affectif . Même s’il le cache avec brio , (les hommes notamment , sont plus honteux que les femmes d’une telle propension, donc moins détectables . Les femmes joueraient plutôt le rôle inverse , feignant la faiblesse , parfois pour mieux asservir) , il se sait incomplet, il sait qu’il a besoin de sève pour se nourrir , pour vivre. Cette sève , ce sont les autres qui la lui fournissent . Incapable d’éprouver une joie simple , d’avoir des projets personnels , une ambition particulière , en permanence indécis , hésitant, harcelé par un autre lui-même qui le détruit , il cherche son opposé : mais la joie et l’activité de celui qu’il choisit pour le porter le dérange également. (C’est la personnalité la plus proche de l’homme du ressentiment Nietzschéen). Elle le blesse . C’est ainsi qu’il tente de l’annuler, du moins partiellement . 


Souvent ingrat , par la force de son tempérament , il vampirise les autres et , sa victime vidée , s’en va , lui reprochant alors , avec une mauvaise foi inébranlable, son exsanguination ; ou bien il demeure , enfin assuré de son personnage de Sage qui a toujours raison, et se fait alors volontiers consolateur. La déchéance de sa victime le fait, par comparaison, apparaître grandi .

Il peut cependant se montrer totalement différent avec des personnalités faibles (ou qui le feignent) : elles le valorisent sans qu’il ait d’effort à fournir . Là , il laisse libre cours à une générosité paradoxale mais souvent réelle . Ce personnage s’entoure en effet , pour maintenir un précaire équilibre , de personnalités opposées entre elles ; soit des Cariatides (qu’il finit par épuiser) , soit des Dépendants , qui , au fond le satisfont davantage : ils mettent en lumière leur facette seule extérieurement visible , (générosité et force) et cachent leur côté honteux (faiblesse et incomplétude) , demeuré sous l’eau. La dépendance des autres le sauve de la sienne vis à vis d’eux , ou plus exactement , la dépendance , fut-elle jouée , de l’un lui permet de supporter la sienne vis à vis d’un autre .


Il semble accablé  par des parasites qui le harcèlent : il l’est peut-être . Mais aussi , incontestablement , cela ne lui déplaît pas  : s’il est sollicité , c’est qu’il est Fort , ou qu’on le croit tel . Ainsi , par une curieuse circulation de l’ énergie , un tel individu , souvent masculin , pourra se montrer plein d’abnégation envers certains , en même temps que d’un égoïsme infantile destructeur envers d’autres . C’est ainsi qu’il trouve son équilibre , ou du moins qu’il croit le trouver , car il scie volontiers la branche sur laquelle il est assis . Comme Sonia, il divise les autres en deux catégories : les Faibles et les Forts . Il méprise les uns (mais ils le sécurisent) et redoute les autres (ils le rassurent également malgré tout) : l’amour chez lui s’accompagne souvent de mésestime. Vis à vis des Forts , il éprouve un sentiment infantile de besoin , qu’il appelle amour , associé néanmoins à une prégnante rancune , liée au pouvoir même de ceux-ci sur lui . Moins avisé que Sonia , qui joue la comédie de la reconnaissance et de la laudation dithyrambique , ce sincère (à sa façon) pèse lourdement sur ses Cariatides , sans aucune gratification , au contraire ; il semble même être d’autant plus agressif qu’on l’a davantage aidé . 


Car recevoir de l’aide l’humilie . Il feint de ne pas s’en être aperçu , ou même inverse carrément les termes de la relation . C’est pour des personnages de ce type qu’ a été énoncée la cynique formule : aider quelqu’un c’est s’en faire un ennemi . Ses Cariatides, il finit donc par les affaiblir , (alors que Sonia , du moins tant qu’elle en a besoin , les ménage) : en un sens , c’est son dessein . Parallèlement , il recherche les faibles, (que Sonia évite ou brime) afin de venir à leur secours. Il aime le pouvoir que confère un soutien efficace consenti , même si parfois cela confine à l’ exploitation . Parfois, on pourrait croire que ce méfiant aime être exploité . C’est d’ailleurs le revers de la médaille : de tels personnages , à la fois impitoyables et naïfs , sont aisément manipulables . Il suffit d’être faible, ou de faire semblant . Le jeu, facile et efficace , n’est pas forcément toujours pervers , le but de l’acteur n’étant parfois nullement égoïste mais favorable à celui - là même qui a imposé la comédie . Les femmes y sont expertes : c’est ainsi que l’on les croit manipulatrices . Peut-être , mais il se peut cependant qu’elles manipulent pour le mieux être de l’autre : l’archétype du personnage étant la ménagère qui ruse avec un despote avare afin de lui assurer un mode de vie convenable , dont il jouit , du reste , sans se poser de questions* . Cependant, même après un mensonge futile , « pieux » , l’accalmie est toujours brève , et le mal-être ou la déchéance humiliante de celui/celle qui est conduit/e à cette éprouvante pantomime croît sourdement : à trop bien jouer , on finit par s’adapter au rôle , c’est à dire par devenir réellement ce que l’on a feint d’être . Le jeu , le mensonge , sont aussi une drogue .



Le principe pratique de ce type individuel est le flou , le discours moraliste et démoralisateur à double , triple , quadruple sens (ou ce qui revient au même, sans sens du tout) : oui ... c’est bien (ton comme forcé par une violence qu’il se ferait à lui-même, épuisante), enfin, non, c’est à dire  peut-être ... pas si mal (impression de confusion torturante) ... Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ... Ce n’est pas plus terrible que ce je pense , (mais que pense-t-il ?).... Ce n’est pas mal (ton d’accablement navré) ... mais enfin (ton cette fois docte , quasi agressif) on ne voit pas très bien ce que cela veut dire....(agacé , voire méprisant)... Qu’as-tu voulu démontrer ? (ton inquisiteur)... Ce n’est pas clair... (ton innocent de l’enfant qui ne parvient pas à comprendre une absurdité)... mais c’est bien quand même , c’est sûr (ton intentionnellement excessif)... Ne va pas encore dire que je te mésestime ... De toutes manières, sur trente (quarante , cinquante , cent ..) pages , comment juger ? Il faut voir la suite ... D’ailleurs je ne suis pas spécialiste , ce n’est pas à moi de juger (le texte est justement réservé à un public non averti) ... L’impression que donne un tel propos est qu’il s’agit d’une nullité irrattrapable qu’une bonne éducation seule empêche de dénoncer pleinement pour ce qu’elle vaut ... Tristesse et malaise sont à la clé .

Une même phrase , par exemple , peut commencer par une ferme prise de position en faveur d’une thèse et finir , à force d’arguments embrouillés , par une autre , opposée , qui a l’air d’être la conséquence de la première . A moins que ce ne soit la prémisse majeure , parfois reprise allusivement , qui soit la bonne ? Non , ce serait plutôt la seconde conclusion du syllogisme , puisqu’il y a eu une négation (mais a-t-on bien entendu) ? On ne sait pas . Ou encore , une solennelle promesse , chaleureuse et rassurante , est suivie d’une condition dirimante tout en fin de discours , (in cauda venenum), énoncée comme une évidence , jetée mine de rien , (« cela va sans dire ») , parfois inaudible . Si le protagoniste la reprend , demande de répéter pour s’assurer qu’il a bien entendu , donc détecte et dénonce la contradiction , le Sage tentera d’esquiver en reprenant le discours à l’origine , lentement , doctement (un pensum , et pour lui , et pour l’autre) , longanime mais légèrement agacé (alors que seule la fin de son propos posait problème ) : il épuise ainsi l’attention de l’interlocuteur qui se lasse , voire acquiesce vaguement pour en finir . 

Mais si celui-ci insiste , coupe , et questionne autant de fois qu’il est nécessaire , mettant en évidence clairement le point litigieux , le Sage se montrera alors , d’un seul coup , brusquement agressif . L’onction se mue immédiatement en un quasi mépris exaspéré , joué ou sincère : n’a-t-il pas déjà tout dit ? Doit-il encore recommencer ? A quoi rime cette Inquisition ? On n’a pas confiance en lui ? Puisque c’est ainsi , il coupe net une «discussion stérile où il doit sans cesse répéter des évidences » . Le tour est joué : sa colère un peu forcée le dispense encore de répondre clairement ... Il est toujours sûr d’avoir raison , d’avoir « dit » , puisqu’il a « tout » dit ... (Mais il a dit des choses opposées)... C’est un de ses leitmotiv , du reste , lorsque quelque chose ne va pas : « Je l’avais dit » , suivi parfois de : «tu vois bien que ...» Il semble jubiler de l’embarras , parfois de la souffrance de l’autre : « je t’avais dit... » Comme Oriane de Guermantes* , un tel personnage , lorsqu’il est mondain , a le don de ne jamais blesser - mais il humilie d’autant plus - en refusant une quelconque proposition : il accepte toujours , parfois légèrement hésitant , un demi soupir à peine , vite (mais ostensiblement) réprimé , laissant une impression de malaise , jouant alors du décalage propos-ton , ou d’autres fois avec une onction « spontanée » presque lyrique , (évidemment , «à condition que») ... et brouille aussitôt ses propos et même ses réticences , (une négation de négation n’est-elle pas une affirmation ? Mais une négation de négation de négation ? Ca se complique...), laissant du coup son protagoniste sur un sentiment angoissant de vague (il a dit oui ou il a dit non , finalement ?) et surtout , l’amenant à se sentir indigne d’une réponse directe et définitive , qu’il est peu convenable d’exiger d’un personnage si occupé qui a déjà répondu plusieurs fois . De guerre lasse , on cessera de discuter . Une telle propension au flou est évidemment fort utile à celui qui détient une parcelle de pouvoir , et surtout , elle le renforce car elle le pose en Maître : seul un Chef peut se permettre de ne pas répondre clairement. Un inférieur ne saurait , ni éluder , ni longuement digresser (Yes Sir !) . 


Le Sage peut ainsi , lors d’une revendication de subordonnés par exemple , impressionner , épuiser et finalement négocier à son meilleur avantage : il a tout dit (et rien dit) , la question est close , on l’a déjà traitée maintes fois , on ne va pas y revenir , il a d’autres choses à faire... L’homme politique également peut s’en servir efficacement, un zeste d’onction supplémentaire en plus , car il ne lui convient pas de se poser en Maître , mais plutôt en serviteur de ses électeurs . La non réponse (le silence) est aussi une tactique efficace : il oblige l’autre à répéter un peu plus fort et le met en situation de demande , d’infériorité , ou d’impolitesse lorsque cela se réitère et que l’exaspération s’ensuit . Il jouera alors l’étonnement amusé : quel nerveux ! ... il est simplement occupé et forcément distrait , surtout vis à vis de trivialités . A peine daigne-t-il lever les yeux d’un journal , d’un dossier dans lequel il feint de s’absorber : « Je t’écoute, ne t’en fais pas ... » affirme-t-il , souriant et bon Prince . La fausse distraction permet aussi un « oui » vague , sans conviction , qui , le cas échéant , sera immédiatement oublié ou même dénié : « Je ne t’ai jamais dit... » Pris en faute, notamment s’il y eu des témoins , il objectera alors , irrité à l’extrême : « Je n’avais pas entendu , ou pas compris , tu ne t’exprimes pas clairement , on n’y comprend rien...» renvoyant la confusion dans l’autre camp. 

C’est ainsi que certains femmes (souvent de cadre supérieurs, médecins , industriels ou truands haut de gamme ) vivent des années avec un étranger en apparence intime et de bonne compagnie dont elles ignorent tout : le salaire exact , la fortune personnelle , le montant des économies , les investissements effectués, les contrats signés , et jusqu’ à la vie réelle (les voyages d’affaires - où ? pourquoi ? avec qui ? - cachent bien des éléments d’une vie qu’ils compliquent à loisir..) C’est souvent à l’occasion d’un décès que des révélations se font , douloureuses , stupéfiantes , dramatiques parfois. Le sage a besoin de « tenir » son entourage : le mystère , l’argent ou l’existence professionnelle constitue un moyen efficace . Il pourra ensuite paradoxalement reprocher aux ignorants de ne pas savoir ... ce qu’il a bien pris soin de leur cacher , justifiant par exemple de cette manière une décision contestable et grave prise seul : « Tu n’y connais rien , cela ne t’intéresse pas d’habitude.. Laisse-moi donc faire ...» Là aussi , il renvoie la faute dans l’autre camp : c’est lui , qui a tout fait pour que personne ne s’y retrouve , qui va stigmatiser l’ignorance de son entourage avec un mépris parfois sincère .

Car une de ses caractéristiques est de se persuader souvent lui-même de la validité de ses assertions et de ses sentiments , même , à l’évidence , douteux, fallacieux ou absurdes. Cela lui permet de s’indigner à vide et de s’auto alimenter dans ses révoltes sans objet . Aucun argument ne le convainc alors , comme Catherine lorsque ses démons sont lâchés . L’ignorance des autres, surtout relative aux questions financières , est commode en effet : selon l’humeur ou les circonstances , il décidera seul si « on » peut » ou «on » ne peut pas . Aucune vérification n’est possible . Mais il peut se dévoiler malgré tout , lorsque, par exemple , il refuse une minime dépense qui ne l’intéresse pas (qui , souvent , pourrait libérer l’autre de lui : « une folie ») et , au même moment , en effectue une autre plus importante , parfois contestable (« indispensable , cela ne se discute même pas , du moins je le pensais.. J’ai eu tort ? Soit , je suis désolé» - mais c’est fait !-) sans prendre l’avis de quiconque, inversant parfois comiquement les notions de vital et de futile . Il aime tenir ses gens sous sa coupe , et fait en sorte que ceux-ci soient dans l’obligation d’ avoir recours à lui : le refus d’argent , ou la pression culpabilisatrice exercée pour que l’autre , (au cas où celui-ci a des revenus personnels) , n’ose pas s’acheter un outil indispensable , constitue un excellent moyen . Le Sage joue alors de son savoir , de sa compétence technique irréfutable , et de la vanité des affaires de l’autre , toujours minimisées , réduites parfois à une futile activité purement ludique , ou à un caprice : « Un ordinateur ? A quoi bon , pour ce que tu en ferais ? Et ce n’est pas le moment : les impôts ... Tu n’as qu’à me donner tes disquettes et je te les tirerai moi-même.. » Mais ensuite , immanquablement : « Aujourd’hui , excuse-moi , vraiment , je suis désolé , je n’ai pas eu une minute à moi : les réunions de service ... Mais , demain ... Ca n’a tout de même rien d’urgent à ce point . Ne sois pas enfant , voyons .. Et puis n’exagère pas en plus s’il te plaît ...  Je fais ce que je peux ...» Ses contradictions comiques mais éprouvantes éclairent quelquefois sur son but réel : l’achat effectué , la scène classique, inquiétante, s’ensuit : « Un d’occasion aurait bien mieux fait ton affaire. Et puis, pourquoi as-tu pris un X ? Ils sont tous mauvais : on n’a que des ennuis avec cette marque . Tu aurais du prendre un Z , c’est beaucoup plus costaud . Pourquoi ne pas m’avoir consulté ? Toujours à vouloir faire mieux seul(e) ... Evidemment...» Puis , lors de l’ échange : « Mais pourquoi en as-tu choisi un à matrice passive ? C’est pénible : tu t’abîmeras les yeux...» (Mais les Z sont tous à matrice passive). Lors d’un troisième échange enfin , faisant mine d’être stupéfait : « Mais il n’est pas à fréquence vocale... Pour si peu en plus , tu aurais eu un engin autrement performant... » Mais si cela avait été le cas , la réflexion qui s’en serait suivie aurait probablement été : « C’est délicat , lorsque c’est trop sophistiqué : il vaut toujours mieux s’en tenir à du classique.. » Le Sage déplore , doctement réprobateur : « D’ailleurs , on ne peut pas se décider comme ça ... il faut réfléchir avant.. Tu ne réfléchis jamais... Comment peux-tu ainsi choisir , par caprice , sur un coup de tête ..» etc ... Le but du jeu est de déstabiliser l’autre, le mettre en tort , lui faire peur sur le mode du « moi je sais et toi , tu ignores » , de le culpabiliser et surtout de l’entraver dans sa liberté , c’est à dire de le maintenir dans l’inquiétude et la quête humiliante permanente de son bon plaisir : « Si je veux. »

*Gisèle Halimi raconte par exemple que dans son enfance , sa mère devait longuement parlementer avec son mari afin qu’il lui accorde le minimum d’argent nécessaire pour effectuer les achats alimentaires indispensables à la confection de ses repas : des scènes éprouvantes , longuement préparées par la ménagère astucieuse , qui choisissait le bon moment , savait attendre en cas de refus , pour reprendre plus tard lorsqu’il serait de meilleure humeur etc ... . Elle le suppliait , s’humiliait donc en une régulière tragi-comédie digne d’Eugénie Grandet .... pour pouvoir simplement lui assurer , entre autre , sa pitance. 

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Rastignac ou Micheline - Rachida :à nous deux , Salinelle

Il ne s’agit pas ici d’un personnage réellement dysfonctionnant ou semi pathologique , encore que la limite soit floue , mais peut-être d’un type individuel qui se rapprocherait davantage du pervers (mais un pervers ici , judicieusement intéressé) , un être étrange , cependant classique, (sans l’outrance) , mais difficile , voire impossible , à cerner . Micheline est une secrète : elle a une vie rude , laisse-t-elle entendre , (mais au fond , on ne sait quasiment rien d’elle car elle a le don d’éluder) . Elle paie elle - même ses études , mais , à la différence de Catherine ou de Sonia , elle a du mal à les mener à bien , accumulant échecs sur échecs ; elle vise l’enseignement Primaire et pour cela n’a pas hésité à s’expatrier à Paris . Recalée plusieurs fois à l’Ecole Normale , elle persiste néanmoins dans cette voie , qui , pour elle , semble à présent quasi définitivement bouchée : une vocation inébranlable ? Un immense amour pour les jeunes enfants ? Peut - être . C’est du moins ce qu’elle sous - entend . 

Le personnage , romanesque , est cependant plus insaisissable encore que tous les autres , plus ambigu que Sonia elle-même . Micheline est double certes , elle aussi , mais , à la différence des autres , elle l’est totalement , sans jeu de scène , semble-t-il : elle est réellement ainsi . Son côté « cousine Rachel* » est à la fois fascinant et inquiétant . Qui est-elle , en effet ? Ange ou démon ? Ou ni l’un ni l’autre ? Elle pose à l’Ange , un ange un peu trop parfait pour ne pas susciter quelques interrogations , invoque discrètement son courage , du reste réel , sa détermination, incontestable , sa religiosité , trop fortement affichée cependant pour être tout à fait sincère, une religiosité qui du reste semble essentiellement lui servir : elle a un côté Tartuffe étonnant chez une si jeune fille . 

Elle doit travailler l’été afin d’assurer sa subsistance pendant ses études, et elle s’est une fois pour toutes résolue à utiliser tous les moyens mis à sa disposition pour réussir (un de ses mots fétiches , dont , comme tous, elle omet toujours le complément d’objet.) Réussir : cette fille de récents immigrés Arabes , convertie au Protestantisme ne rate jamais un prêche : dans une région de forte obédience Réformée , cela lui assure quasiment vivre et couvert , bienveillance et soutien de tous . Elle s’est même débaptisée afin qu’il ne reste plus rien de ses origines : Rachida est devenue Micheline . Aucun accent détectable , sauf quelques rares intonations Marseillaises qui surprennent , un vocabulaire châtié , un peu compassée (elle en fait , comme tous les néophytes , un peu trop) , elle affiche un conformisme désuet : les plus racistes ou l’arrogante mais courtoise grande bourgeoisie elle-même, devant une telle souplesse d’adaptation, s’inclinent : « Si tous les immigrés étaient ainsi , ce serait Byzance...» Elle n’a , du reste , plus aucune relation avec son milieu d’origine dont elle ne parle jamais , sauf allusivement , lorsqu’elle y est forcée : en ce cas elle se borne à faire ressortir son courage à s’en être sortie et passe à autre chose. Elle a pris soin de plonger ses nouvelles racines dans une ville assez distante de celle des siens . Exit les peu présentables parents arabes . 

Comme l’héroïne de Daphné du Maurier , Rachida-Micheline est un Mystère , qu’elle cultive . D’où vient-elle réellement? Saint Flour dit-elle parfois , lorsqu’elle ne peut éluder la question . Ne serait-ce pas plutôt Marseille , qu’un très léger accent intermittent semble indiquer ? Elle semble née par génération spontanée . Du reste , cela n’a aucune importance : elle est convertie . Le prosélytisme chrétien , prégnant , la fait donc considérer comme la Brebis de la Bible retrouvée ; Les deux pasteurs rivaux lui assurent protection , le curé intermittent , oecuménisme oblige , la cite en exemple : qui sait ? Elle a bien changé une fois de religion, se rapprochant de la Vérité , sans l’atteindre toutefois , elle pourrait le faire encore , et étoffer par son aura les ridicules deux pour cent de catholiques de cette ville protestante . Les relations des Eglises, parmi les notables , sont , comme toujours , importantes et puissantes , (surtout celles du pasteur : Micheline a judicieusement choisi sa révélation) , et sa ferveur affichée (un peu trop toutefois) constitue une garantie d’honnêteté : elle est donc engagée l’été , régulièrement , dans divers commerces prospères de fidèles dont elle est devenue un élément intermittent , mais à part entière . 

Micheline sait se faire apprécier : elle travaille certes , convenablement , sans toutefois négliger ses intérêts , bien qu’elle soit experte à en donner l’impression , mais elle sait surtout parfaitement utiliser les uns , ou plutôt les unes , flattant , courtisant , se targuant par exemple d’intimes relations avec des personnalités éminentes féminines , qu’elle affecte parfois , quel que soit leur âge , d’appeler par leur prénom , afin de s’avaliser vis à vis d’autres plus importantes encore et ainsi de suite : la proche de « Madame S» qu’elle prétend nommer familièrement « Sylvie » , ne saurait être indigne de la société de Claudine G , l’épouse du Maire et vice versa . Dans ce jeu de subtile cavalerie , la caution de l’une est en fait celle de l’autre : Micheline a un côté « petit Marquis » de Molière , et ses Messieurs Jourdain sont nombreux . («Je parlais de vous , ce matin encore , dans la chambre du Roi.. ») Cela fonctionne, c’est à dire que son bluff et son insistance finissent par opérer : elle finit effectivement par appeler la digne et distante Madame S , « Sylvie » , et , du coup , l’éminente Madame G. ne saurait s’offusquer du «Claudine» que Micheline finit par faire glisser petit à petit .... Rares sont celles qui s’insurgent d’une telle privauté , au départ faussement innocente , un lapsus , suivi aussitôt d’un confus  « excusez - moi » . Etre appelées par leur prénoms , au fond , rajeunit les bourgeoises vieillissantes. C’est à la limite presque flatteur: ces dames fortement révérés depuis toujours ne détestent pas , parfois , un brin de familiarité qui leur donne une touche de modernisme , aimant afficher une simplicité que , paradoxalement, seul leur rang autorise sans risque de dérive . Etre en bons termes avec des jeunes , (surtout lorsqu’ils sont respectueux) les rassure : elles ne sont donc pas - encore - des rombières... 

Le principe de Micheline , dans cette société à la fois démocratique et féodale , est donc le copinage forcé avec des Puissants, ou simplement les enfants de ceux-ci , plus accessibles : « Jeanne...» dit-elle souvent dans la conversation , et à la question d’outsider ignorants : Jeanne Qui ? , elle précise aussitôt , « T » , ce qui , dans sa bouche , sonne comme un clairon de victoire . Il faut le reconnaître : sa gentillesse, apparemment réelle, la fait aimer . Elle est toujours là lorsqu’on a besoin d’elle, qu’il s’agisse de s’épancher , ou d’un minime service nécessaire : porter une lettre discrète , aller voir , mine de rien, si Un Tel est rentré de vacances etc... Balzac n’est pas loin . Elle semble à l’affût des problèmes des autres , du moins de certains (car les pauvres ne l’intéressent pas). Son rôle de prédilection est celui de la Suivante toujours disponible , la patiente confidente d’un Prince , d’un héros , ou plutôt d’une héroïne de théâtre , (même si elle doit parfois subir leur subtile et « innocente » condescendance) . Micheline , malgré son jeune âge , a compris le fonctionnement d’un microcosme social dans lequel elle s’est inscrite avec ferveur et brio , et les points faibles de cette société où elle enfonce patiemment ses coins . La première de ces failles est la culpabilité , ce que Hegel appellerait la conscience malheureuse : elle est arabe , ce qui constitue en principe un handicap : elle a transformé le désavantage en atout . Pourvu qu’on l’aide un peu, elle veut bien s’intégrer , elle ne demande même que cela . Elle est si reconnaissante . 


La religion constitue un excellent moyen : les fidèles sont émus par cette jeune fille méritante qui a eu la révélation de Christ ressuscité. Le cas est rare : unique peut-être . Tout ceux qui ont plus de cinquante ans la considèrent donc comme l’Allégorie gratifiante de leur Suprématie trop rarement reconnue . Ils sont prêts , pour elle , à faire ce qu’ils ne se donneraient seulement pas la peine de tenter pour des enfants réformés d’origine , estampillés de naissance . Elle , c’est différent : elle a choisi , c’est une plante précieuse .

Le second point faible de cette société microcosmique (qui est aussi son point fort) est sa condescendance qui confine à l’ostracisme vis à vis de tous ceux qui viennent d’ « ailleurs » , la ville d’à coté étant parfois incluse dans la zone peu fréquentable : tous les racistes aiment faire état d’un ami arabe ou noir , qui leur sert de paravent . Mais pas n’importe quel noir ou arabe : ils le choisissent avec discernement parmi ceux que Fanon appelle « les nègres blancs » . Micheline est l’alibi idéal . Mais ce n’est pas gratuit : elle se fait cher payer ce rôle de dédouaneuse professionnelle . Enfin , le dernier point faible d’une petite ville Balzacienne qui ne vit réellement que trois mois par an est de susciter la solitude , l’ennui , un certain Bovarysme , la révolte et parfois la pusillanimité naïve chez ses notables et surtout leurs enfants, souvent étouffés par un milieu à la fois douillet et pesant : Micheline, qui vient d’ailleurs, qui n’a pas hésité à s’expatrier seule à la Capitale, est pour ceux-ci comme un souffle d’air frais, un exemple, impossible à suivre hélas , pour toutes les Jeanne , mais aussi une fidèle que l’on peut appeler à toute heure, et congédier de même . 


Elle réussit le tour de force d’ impressionner et de servir à la fois : maîtresse et servante en même temps , l’équilibre est maintenu . Les Madame de Rênal sont nombreuses , et la compagnie d’une Micheline est moins compromettante que celle d’un Julien Sorel . C’est sa force : elle sait rester à sa place , ne se vexe jamais et se montre , par sa souplesse , légère , indispensable ou -mais seulement lorsqu’elle sent sa proie fragile- nettement mais affectueusement dominatrice . Servile envers les uns , autoritaire envers les autres , elle tire parti de tous et de tout : Jeanne («ma meilleure amie ») -mais aussi la fille la plus riche de la ville-  l’a faite engager chez son père. Il n’en a pas vraiment besoin : ce chef d’entreprise pragmatique et sans états d’âme , qui épluche et vérifie les curriculum vitae, prompt à renvoyer les « incapables » ou seulement les moins performants pourrait aisément trouver une employée professionnelle plus qualifiée. Mais voilà : si, l’été , elle ne peut trouver un travail convenable ici , Micheline devra repartir à Paris où elle s’en sortira mieux . La capitale , n’est ce pas ? offre plus de possibilités. (Dans ce cas , c’est inexact : personne n’engagerait une débutante non qualifiée pour un travail de confiance aussi lourd.) Jeanne  qui s’ennuie  redoute le départ de son amie : sa mère , (une « D. » , ce qui , dans cette ville , sonne un peu comme Kennedy), briefée par sa fille, a poussé à la roue, le pasteur est intervenu : le père, qui pose au libre penseur, pour avoir la paix, a cédé depuis longtemps en maugréant . (Les femmes ! La curaille !) Il n’est tout de même pas mécontent de « la petite » , qui apprend vite , ne proteste pas si on lui fait une observation , et surtout ne se laisse jamais rouler : elle compte à la vitesse d’une machine à calcul et ne se gêne pas pour pointer sèchement les erreurs , du moins si elles sont en sa défaveur. Elle fait -presque- l’affaire.  Cet homme d'affaires, malgré son air bonhomme, plus perspicace que les supporters de Micheline l'a  cependant tout de suite percée à jour et en privé il l'appelle  parfois en riant la petite pute, ce dont elle affecte de rire. 

Mais Micheline prend garde de ne pas se mettre totalement sous la coupe d’un seul : l’expérience lui a appris que la faveur des puissants est versatile : la concurrence est vive chez leurs courtisans. Qu’un nouvel amoureux survienne , qu’elle ne rie pas assez vite aux plaisanteries usées de « Sylvie » et elle devra s’effacer : la place est précaire . Elle n’est , dans tous les sens du terme, qu’à « l’essai »,  le mari a cédé mais c'est un homme avisé  (un essai chaque année renouvelé.) Mais elle a d’autres atouts : un jeune estivant , fils de bourgeois parisiens , une autre Jeanne , fille anorexique d’un gros commerçant en produits alimentaires qui l’abreuve de ses problèmes de poids , un jeune artiste homosexuel plus ou moins drogué, mais qui est en même temps -et surtout- le fils d’un brasseur opulent etc... Du reste , elle s’est mise, sur ses conseils , à peindre , elle aussi , dans son atelier : rien de comparable bien sûr à ce que produit Thierry , dit-elle humblement , mais tout de même , elle essaie ... Elle a placé une de ses toiles, d’inspiration religieuse, parmi celles de son Mentor, lors de son exposition, un peu en retrait (les parents louent la salle à prix d’or) , et l’a même vendue (au Curé il est vrai).

Sa servilité cache en fait une haine profonde vis à vis de ceux qu’elle courtise. Ce cercle fermé dans lequel elle désire pénétrer est cloisonné de barbelés qui l’ont cruellement blessée sans que jamais elle ne l’ait laissé voir: malgré tous ses efforts , elle n’est qu’à la tangente , et sait qu'à moins d'un miracle, un mariage peut-être, elle y demeurera toujours. Elle n’est pas de toutes les parties , loin s’en faut , n’est jamais invitée dans certaines circonstances importantes et particulières où les clans se referment définitivement. Mais elle propose alors de garder les enfants, ou aide parfois les servantes : ce n’est certes pas la même chose , mais elle feint de s’en accommoder. 

En fait , elle est un bloc de haine et de ressentiment , et finira par le montrer malgré tout son self contrôle . Tout en elle est rigoureusement calculé . On pourrait même dire paradoxalement qu’elle calcule spontanément, d’instinct, détecte immédiatement , dans n’importe quelle situation , ce qui pourra lui servir , à court et à long terme : elle s’est faite sa propre machine de guerre , redoutable et efficace . Elle n’aime personne sauf par intérêt (mais peut-être, paradoxalement, aime-t-elle tout de même de cette étrange manière ) : cette froide faussement douce égorgerait la terre entière pour un profit personnel si minime soit-il. Aigrie par ses déboires et peut-être  l’âpreté de sa vie , ou simplement par tempérament , elle est un mélange de Rastignac et de Tartuffe. Mais ses facettes sont infinies , variant en fonction des utilités . Exagérément modeste, en général , elle ne dit rien ou peu de chose , écoute beaucoup , avec une attention non feinte (car elle engrange ce qui va lui servir), rit lorsqu’il faut , opine souvent , tout en objectant poliment sur des points de détail , sourit peu , mais prend toujours soin de donner à son interlocuteur l’impression qu’il est puissamment convaincant . 

Parfois cependant , selon son protagoniste , c’est elle qui joue l’amicale conseillère . En fait , elle donne toujours à celui qui est en face d’elle l’impression qu’il souhaite recevoir , se pliant à des exigences même contradictoires : pour ce faire , elle possède un réel talent . 

Hébergée par le jeune estivant qui possède une grande demeure d’été (« Je ne sais où aller : pour mon travail , il faudrait que je reste dans le centre , ne connaîtrais - tu pas , par hasard , une chambre à louer ?») , elle laisse vaguement supposer une histoire sentimentale entre eux, valorisante en effet , mais purement Platonique . Car elle est vierge : un atout supplémentaire au cas où elle pourrait faire un riche mariage , pas totalement exclu . Ses « amies » ont des frères : c’est peut-être le but poursuivi, plus gratifiant que le pauvre babil de ces innocentes . Certes , les Jeanne et autres jeunes bourgeoises de la ville ne se privent pas, elles, de ce type de plaisirs , tolérés s’ils demeurent discrets , mais Micheline sait qu’il sera davantage exigé de celle qui ne peut offrir le soutien d’une famille éminente : il lui faut donc un « plus » , comme disent les experts en marketing , pour que l’affaire soit envisageable , faute d’être tout à fait équitable . En bonne commerçante , elle ne peut échanger que ce qu’elle a : sa souplesse et une précieuse virginité publicitaire . C’est si rare de nos jours . Le jeune estivant est particulièrement gentil : là , Micheline commet une de ses rares erreurs , due à sa jeunesse . Pour une fois , elle apprécie mal la situation et rajoute un degré de trop . Elle pense ne rien risquer : ce fils à papa est vraiment , croit-elle , sous sa coupe. Logée, puis nourrie et blanchie , de plus en plus exigeante et autoritaire (cette chambre ne lui convient pas , la douche marche mal etc), elle finit, elle, la confite en dévotion entre Temple et Salle Paroissiale par se laisser aller à une indélicatesse . 

C’est trop tentant en effet : le jeune homme semble avoir une totale confiance -mais il n’est cependant pas idiot- et il est parfois désordonné ... C’est elle qui range et , feignant l’accablement , elle ne le laisse pas ignorer . De l’argent, des objets disparaissent, (« Ah Jean-Baptiste, quel souk , il ne retrouve jamais rien » dit-elle , indulgente ) qu'elle subtilise. Rouée , elle entretient elle-même un savant désordre afin de déstabiliser son jeune hôte, qui s’y perd lui-même , mais finit par se poser quelques questions : trop réservé cependant pour dire quoique ce soit . Elle le bouscule, change les objets de place , mine de rien , prétextant , lors d’une observation , qu’elle est distraite ou que ce nouvel ordre est plus judicieux : il lui est plus facile ainsi de s’emparer de ce qu’elle convoite . Sans trop de précautions du reste , tant est grande son assurance et son mépris de ceux qu’elle circonvient . Et puis , il n’est qu’un estivant après tout. Cette pièce rapportée qu’est cependant Micheline elle aussi, a parfaitement intégré l’idéologie Provinciale qui sépare les habitants en deux catégories qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre : « ceux d’ici » et « ceux d’ailleurs » . 

Impunément , elle se situe sans ambages dans le premier Ordre , et n’oublie pas , même à Paris , un anniversaire : une carte la rappelle au bon souvenir des « siens » . Lorsque l’on est « d’ici » , vis à vis de ces gens « d’ailleurs » , (des touristes notamment, que l’on guette comme une manne de palombes migratrices : « ils sont arrivés » ) , on peut se permettre bien des choses qui seraient impensables vis à vis des autochtones : on ne les reverra plus , ou pas de sitôt. Le Protestantisme, aussi moralisateur soit-il en apparence , s’accommodant , en affaires , d’une certaine âpreté , parfois à la limite de l’incorrection , Micheline, qui l’a parfaitement compris, en tire profit pour elle-même .. Elle , qui n’aurait jamais volé Claudine G ni Thierry S. . - cela n’eût pas été pardonné , elle le sait - , avec un quasi touriste , ne s’est pas gênée. Démasquée discrètement , elle tentera cependant une parade hypocrite , car elle soigne sa réputation : n’est - elle pas , toujours , l’amie de tous les Importants ? Son statut est à ce prix . Il serait malséant qu’une rumeur l’incriminât , même s’il s’agit d’un outsider : il y a tout de même des choses qui ne se font pas . Et puis , sait-on jamais ? Les parents ont une certaine côte dans une ville où ils viennent régulièrement et où l’on envie , mais respecte aussi toute opulence , même celle des « étrangers » . Cela tombe bien : elle vient de trouver une chambre , tout près de chez Jeanne, elle allait justement partir : de plus , les parents viennent d’arriver , (évidemment , puisque ce sont eux qui ont dénoncé le pot au roses) et elle ne veut surtout pas déranger. Elle remercie longuement (un peu trop) : il l’a bien dépannée en attendant , ce n’est pas tout le monde qui ferait cela de nos jours. 

Du reste , elle l’invite à une soirée chez Jeanne , au cabanon , en bord de mer . C’est son anniversaire, il ne peut pas refuser . Elle le conduira en voiture : Thierry , qui expose à l’étranger , lui a justement prêté sa deux chevaux ... Au cas où l’histoire aurait transpiré , les voir arriver ensemble à une partie entre amis ferait taire les bruits : le père du jeune homme a fort mal pris l’affaire  et il y eut quelques cris et chuchotements, fenêtres grandes ouvertes, dans la famille, le soir même . 


Tout aurait donc pu s’arranger avec une petite dose d’hypocrisie. Elle a trouvé à se loger , ils demeurent « amis » , tout est pour le mieux ... Mais il y eut cependant une fausse note . Sûre d’elle (un peu trop), ayant longuement briefé le jeune homme et surtout un ami de celui-ci  sur un mode allusif habile de la connivence indulgente comme s’il était , lui , seul en faute , (une vague faute , du reste , Dieu seul sait de quoi il s’agit : avec les parents , il ne faut pas trop chercher , et les respecter tout de même , on leur doit la vie après tout ...) faisant appel de manière perverse à sa dignité d’adulte, (« les pères prennent toujours leurs enfants pour des irresponsables, il ne faut pas leur en vouloir , c’est une forme d’amour, certes un peu humiliante, mais on a tous connu cela »), Micheline revint , la nuit tombée , comme si de rien n’était , appela à voix basse , du jardin , le jeune homme penaud : comment allait-il ? Elle s’inquiétait de ne pas l’avoir vu au café... Et pour son anniversaire chez Jeanne, pouvait-on compter sur lui ?  etc.... Cela survenait malencontreusement juste après une scène violente où il avait été question d’elle , et les parents , malgré l’heure tardive , ne dormaient pas . Suffoqués d’une telle impudence , ils la congédièrent sèchement. 


Que se passa-t-il alors ? Comment cette jeune fille au cuir habituellement si souple put-elle commettre une telle erreur alors qu’elle se savait en tort ? A moins que l’erreur ne fut volontaire , figurant avec un remarquable sang froid l’innocence éberluée? Quelle somme intense de frustrations accumulées lui fallut-il pour qu’un flot si peu conforme au personnage douceâtre minutieusement composé, déferlât soudain ? Perdu pour perdu , je ne vais pas me gêner fut peut-être sa pensée, pour une fois spontanée , quasi enfantine. Sa violence rentrée contre toutes les injustes avanies qu’elle avait du subir explosa d’un seul coup , illogiquement , éclaboussant des dupes innocentes et légitimement exaspérées. Peut-être aussi est-ce la stupéfaction ressentie devant des moutons qui soudain s’étaient mis à gronder qui l’empêcha de se contrôler ? Elle, la polie, la discrète, l’onctueuse, refusa carrément de quitter les lieux, («Jean-Baptiste m’a invitée, je devais sortir avec Michelle K., -la fille du médecin- et je l’ai décommandée , elle , pour venir ici . J’ai droit à une explication de sa part..») Elle fit carrément appel au garçon navré contre ses parents eux-mêmes, dont l’indignation croissait au fur et à mesure , jusqu'à ce que le père, ulcéré, la prenne enfin par l’épaule et la dirige fermement mais sans violence vers le portail. Elle se défendit alors avec une arrogance bien peu dans sa manière.

Ce n’était plus Micheline la chrétienne digne et mesurée , toujours d’accord avec son interlocuteur, au vocabulaire savamment compassé, un peu vieillotte ; soudain, on vit se dessiner en surimpression une incroyable image de loubarde bagarreuse , de mauvaise foi , sordide et âpre au profit : « Je reviendrai ! » fut son dernier baroud d’honneur , lorsqu’elle se décida enfin avec un geste d’épaules exaspéré, à partir d’elle-même, marchant avec une lenteur calculée en ondulant des hanches de manière lourdement provocante, jetant par défi , juste avant de passer le seuil , un extraordinaire regard de vamp au père gêné qui l’escortait, (Micheline ! Qui aurait pu le croire ?) .... Pour ajouter aussitôt vivement, s’adressant à la mère et au jeune homme seuls qu’elle feignit de ne pas impliquer dans son congédiement , un finale bien dans sa manière , suave et ambigu : « pour vous dire bonjour, mais à un autre moment bien sûr.. » -sous entendu lorsque l’Affreux sera reparti à Paris-. Menace ou excuse ? Les deux et, de surcroît juste à la suite : le rattrapage in extremis , au filet , de la balle , et la tentative de division de la famille en deux , avec basculement de l’élément féminin vers elle , fut immédiat , quasi comique tant la ficelle était grosse , mais remarquable d’intuition et de vivacité. 

Micheline, contrairement à d’autres achétypes du même genre, utilise en priorité les femmes , dont elle requiert souvent l’ indulgence protectrice . Cela explique sans soute qu’elle se garde bien , en principe , d’améliorer un physique , au contraire , chaussant de vilaines lunettes , trop grandes , qui lui tombent sur le nez et cachent ses beaux yeux étirés ou coiffant en chignon serré, sévère, une lourde et luxuriante chevelure brune . Puisqu’elle choisit comme tremplin des bourgeoises quinquagénaires souvent oisives, toujours inquiètes d’un âge qui , malgré leurs soins , a forcément altéré leur allure, il ne faut pas représenter pour elles une trop écrasante rivale : Micheline joue donc à la future vieille fille ; elle se vêt d’éternelles robes noires ou grises , arrivant largement au dessous des genoux , plus que strictes , qui accentuent encore sa maigreur. Elle le relate volontiers , avec un de ses rares sourires , un jour , un touriste l’a appelée « ma sœur » . Lors des soirées privées entre amis cependant, il arrive qu’on la reconnaisse à peine : sans lunettes, la chevelure dénouée , et  -qui l’eut cru ?-  une poitrine qui semble s’être épanouie dans l’heure précédente , un léger trait soulignant ses yeux foncés , un peu saillants, d’orientale , et c’est une autre Micheline , presque Rachida , qui se révèle alors.

- Tu vas nous faire la danse des sept voiles ce soir , ma Sœur ? » La moquerie, affectueuse , est classique .
- Après tout , le Samedi soir , tout est permis... Enfin presque ...» prévient-elle , mi provocante , mi sérieuse , à bon entendeur ; elle se justifie , jouant la modestie et confusion , rougissant cependant de plaisir devant l’admiration étonnée qu’elle suscite . On ne s’en aperçoit pas le reste du temps , surtout lorsqu’elle trône , sérieuse, autoritaire , concentrée sur ses chiffres , âpre à détecter l’erreur , à son comptoir de banque : Micheline - Rachida est belle, sexy, et elle le sait.

*Daphné du Maurier décrit dans son livre célèbre un personnage ambigu , étrange et inquiétant : une femme dont on ne sait si elle fut la sordide meurtrière de son mari âgé ou au contraire une innocente accusée à tort par un vieux paranoïaque délirant qu’elle a soigné avec amour et abnégation jusqu'à la fin . Belle , séduisante , c’est sûr : mais , dévouée ou machiavélique ? Ange ou Démone ? Sainte ou Brinvillers ? Jusqu'à la fin du roman , (elle est assassinée par le neveu du défunt , persuadé qu’elle a empoisonné son oncle et qu’elle tente de faire de même avec lui) , le doute subsiste : on ne saura jamais . Peut-être a-t-il tué une Sainte ?

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Une dépression hors de prix

Jacqueline , à l’inverse de Micheline , est impressionnante de laideur . Paradoxalement , cela la rend presqu’ attirante : on ne l’oublie pas. En termes de cinéma , elle serait ce que l’on appelle une « gueule » . Si elle était un chien , elle aurait , sur un corps de Carlin , une tête de Saint Hubert : obèse et courte sur pattes , elle a du mal à marcher , mais s’habille judicieusement de vêtements coûteux , amples et bien choisis et ne manque pas malgré tout d’une certaine distinction à la fois courtoise , aimable et hautaine . Elle est cultivée , femme de cadre supérieur , enseignante sans conviction , à mi temps, dans un collège . Brune , elle n’a pour elle que de beaux cheveux noirs et d’immenses yeux sombres tombants , globuleux, à la Bette Davis , dont elle a un peu l’allure , de visage . 

Le personnage ressemble au Sage au féminin , mais ses méthodes , involontaires , peut-être , parfois comiques , sont diamétralement opposées : elle sait utiliser son mal-être pour accabler les autres de ses exigences , mais , à la différence du Sage, elle avoue , et même proclame volontiers sa dépression : c’est son fanion de combat . Elle est faible. Elle n’a goût à rien . Elle n’aime pas vraiment ses fils , qu’elle n’a eu ... elle ne sait comment : elle ne se souvient pas d’avoir éprouvé un désir , si minime soit-il , d’avoir des enfants , et cependant , comme c’est étrange , ils sont là , tous les trois . Accrochés à ses jupes , de moins en moins toutefois avec le temps . Eux aussi se sont découragés , et l’aîné adolescent se drogue. Les enfants , quel ennui . Oui , bien sûr , elle les aime, dit-elle , agacée, avec un soupir accablé , lorsqu’on lui reproche son indifférence . Evidemment , bourgeoisie oblige , ils n’ont manqué ni de leçons de piano et de sport , ni de repas équilibrés rigoureusement confectionnés , avec l’aide d’une employée. Naturellement , elle a fait , comme toutes les mères bourgeoises , le taxi , du Conservatoire au court de tennis , et du court au stade , du moins tant qu’ils n’ont pu se déplacer seuls . Mais quel pensum . 


Chacun de ses actes l’épuise à l’avance ou même après coup : corvée , corvées , tout est corvée . Son mari, pour la distraire , a loué pour la famille , au Club Med , un cottage : « quelle sottise , tous des cons ; les gentils membres, tu parles d’une rigolade. » Il l’inscrit à un cours de chant car elle fut autrefois une mélomane (sans excès) : quelle ânerie . Comme si à son âge , elle pouvait encore rivaliser avec des petites jeunes minces à la voix intacte . Elle est ainsi : un néant qui s’étale lourdement de sa masse compacte , sinistre. Elle mange et fume : c’est peut-être sa seule joie . Mais même pas : au fond , elle s’en fout . Elle peut aussi se nourrir , sans en éprouver de plaisir , ignorant ce qu’il y a dans son assiette en l’engloutissant tout de même . Boulimie ? Non , ce n’est pas davantage cela : elle peut aussi rester une journée sans manger , à boire dans son lit et à somnoler . Alcoolisme ? Non plus . Paradoxalement , son désenchantement même la protège de toute toxicomanie , de toute passion , y compris mauvaise. Pour devenir boulimique, anorexique , alcoolique , drogué ou joueur, il faut tout de même un certain élan vital : même de cela , elle est dépourvue.



Enfin lassé de l’injuste sort qui est le sien , découragé , son mari la quitte du jour au lendemain , pour une autre . Jacqueline alors s’effondre totalement . Son dysfonctionnement , tant qu’elle vivait en famille , simple membre parasite d’un groupe qui la soutenait et que , mine de rien , elle pompait énergiquement, était , de l’extérieur , peu apparent . Il se révèle dès le départ du mari , comme un rideau brutalement ouvert sur un capharnaüm masqué : elle n’existe plus. Ses enfants non plus , pour elle du moins... Ils ne lui sont plus rien. Mais ont-ils jamais été quelque chose pour elle ? Elle le reconnaît , car , parfois , elle ne manque pas d’une cynique perspicacité : elle ne les a , au fond , jamais vraiment aimés . Comment se fait-il qu’elle les ait eus ? Qu’est-ce qui s’est passé pour que ces trois jeunes êtres réclament des soins qu’elle exige , elle , de tous, et même d’eux ? C’est elle que l’on doit soigner , protéger, materner : comment peut-on nier cette évidence et lui demander des gestes qui lui sont réservés , à elle et à elle seule ? Abandonnés au dernier étage d’une vaste demeure où ils doivent se prendre en charge seuls (le père les réveille par téléphone), ils passent brusquement du statut d’enfants choyés - en apparence - à celui de délaissés , ce qu’ils ont en fait , malgré le décorum, toujours été . Ont-ils à manger ? Plus ou moins : de temps en temps , prise d’un sursaut d’énergie , elle remplit leur congélateur et s’en va , épuisée , se recoucher : béni soit le micro onde. Ou encore , elle leur laisse de l’argent , car elle en a . 


Le cas est rare : le mari fugueur se montre régulièrement plus généreux que ses obligations légales ne le lui imposent : sa jeune liberté n’a pas de prix . Jacqueline est un cas peu fréquent de femme divorcée dont la pension est , non seulement strictement versée en temps et en heure , mais parfois même augmentée voire doublée , selon les primes de l’époux . Elle sait en effet , avec les siens , utiliser son dysfonctionnement , sans même avoir à réclamer : le pli est pris , ils s’exécutent seuls . Le mari achète ainsi sa joie retrouvée , son nouvel amour , sa vie . (Mais ce n’est pas forcément un service qu’ il lui rend.) Les enfants , donc , ont de l’argent , pour faire eux-mêmes les commissions lorsqu’elle n’en a pas le courage : l’aîné , qui a douze ans , en profite pour se ravitailler en toxiques. Mais il s’occupe aussi , tant bien que mal , des deux autres. Lorsqu’elle a envie de parler , elle le réveille et s’épanche longuement : leur père est parti , pourquoi ? Qu’a-t-elle fait pour qu’il l’ait ainsi abandonnée ?


Elle ne comprend pas . Fut-elle une mauvaise épouse ? Est-elle si laide ? Si grosse ? Si moche ? Si idiote ? (La nouvelle compagne de son mari est mince et , pense-t-elle , brillante). Le lendemain de ces soirées de délire , les enfants ne peuvent se réveiller . Ils manquent Lycée ou le Collège . Qu’importe . Ils ont été souffrants , ils iront l’après-midi . L’aîné est en échec scolaire grave . Les deux autres prennent le même chemin. Les professeurs, naïfs , ne comprennent pas : les parents , croient-ils , sont des gens si bien , certes divorcés , mais c’est une rupture sans les habituelles histoires de garde et d’argent , sordides et dramatiques , ils sont attentionnés , l’un et l’autre , et les enfants n’ont manqué de rien , cours particuliers , tennis , dessin, piano ... en somme , toute la nourriture intellectuelle et artistique dont les jeunes de milieu favorisé sont habituellement abreuvés , ils l’ont eue : sans doute ont-ils donc des problèmes d’intellection particuliers ? Les enseignants , candides , révisent leurs théories , se perdent en conjectures , car il s’agit d’enfants qui pourraient , pensent-ils , être les leurs : le père , directeur de l’ENSAM , est agrégé d’ économie , et la mère , - une collègue ! - semble si désespérée ... Il faut croire que le milieu ne signifie pas toujours grand chose contre des « inégalités » liées à la nature , la preuve . L’aîné sombre : même de cela, Jacqueline « s’en fout » .



Toujours sinistre , elle ne l’est pas davantage devant cet « aléa », pour elle secondaire . Ses enfants coulent devant elle , l’un après l’autre : elle l’observe à peine . C’est la vie qui n’est pas gaie , ils ont bien raison d’être malheureux , et puis , on n’a pas toujours les enfants que l’on voudrait . C’est si compliqué , les adolescents .. Quel souci . Combien c’est dur d’être mère . Si elle avait su . Combien elle regrette de les avoir eu : pour la vie qu’ils ont, cela n’en valait pas la peine . (Il ne lui vient jamais à l’esprit que leur existence qu’elle déplore, c’est tout de même elle qui la leur inflige.) Dire qu’ils ont eu cependant tout ce qu’il leur fallait ... Sa seule pensée tourne autour de la perte de son mari , qu’elle voudrait retrouver à tout prix ; sans lui , elle n’est rien. Donc elle n’est rien . Qu’a-t-il pu bien trouver à cette prof de philo de dix ans son aînée avec laquelle il s’est enfui ? Pourquoi ne lui a-t-il rien dit auparavant ? Depuis combien de temps cela durait sans qu’elle n’ait rien deviné ? (Car Jacqueline ne sait pas , ne veut jamais envisager ses propres torts : ce sont les autres , toujours , qui sont incompréhensibles . En ce sens , elle ressemble au Sage . 


Que son époux , dynamique et généreux ... n’ait pu supporter la charge ingrate qu’elle représentait pour lui , l’injuste répartition des énergies et des plaisirs ne l’effleure qu’à peine , et depuis son départ seulement .) Comment aurait-elle pu éviter cet abandon ? De temps en temps , un éclair de lucidité l’illumine : il aurait fallu être autre , plus gaie peut-être , moins sinistre et molle , plus agréable en somme . Mais comment être plus joyeuse , à moins d’être idiote , étant donné ce qu’est la vie ? Comment être plus dynamique lorsque tout est vain ? Comment le retrouver enfin ? Est-ce encore jouable ? Si elle perdait un peu de poids ? Elle n’est certes pas si mal dit-elle souvent , satisfaite de son image  ou le feignant, propos étonnants , dont on ne sait s’ils sont sincères -veut-elle se convaincre ? Convaincre les autres ? Est-ce une méthode Coué ?- « et puis , les hommes aiment les femmes enveloppées , c’est bien connu», mais ...? Si elle se faisait opérer le nez , par exemple ? Qu’est-ce que ça donnerait ? Son mari a un ami chirurgien qui s’en chargerait presque gratuitement . 

Elle a un nez volumineux un peu recourbé , elle en fait parfois mention d’une manière positive, tout à fait exceptionnelle , voire même avec un certain narcissisme , dont elle n’est pas dépourvue, du moins par intermittence : - Je suis arménienne , après tout , c’est mon style : je le garde ! Ca me donne de l’allure.. » C’est pourtant la raison inconsciente qui la conduit à relever souvent la tête et lui confère un air hautain que ses sourires las n’atténuent pas. Jacqueline mijote des plans , jamais suivis , et se culpabilise aussi , un peu tard , mais alors elle en rajoute : elle se complaît dans une délectation morose culpabilisatrice qui accable les autres autour d’elle et même les détruit.



Son asocialité est devenue totale : elle est les trois quart du temps en arrêt maladie , et son mari , par la force des choses , a fini , malgré sa compagne, par prendre les enfants avec lui . Cette Simone de Beauvoir volontairement sans enfants qui refusait de se charger de ceux d’un autre , à présent , y est contrainte... et rien ne va plus : la lune de miel est achevée , vivent les réveils matinaux , les joints , la télé qui crie , la musique rap qui assomme et les caddies chargés à raz bord au supermarché en délire le samedi après-midi. Etait-ce le but , inavoué , de Jacqueline , à présent seule dans une calme villa construite pour cinq ? « C’est si vaste , c’est l’horreur pour entretenir tout çà , je ferme la moitié des pièces , et la piscine , je ne sais même pas la faire fonctionner , c’était mon mari qui s’en chargeait ... Cela me donne envie, à chaque fois que je passe devant , de me noyer dedans... » Peut-être en effet a-t-elle voulu , en contraignant le nouveau couple à une vie mouvementée , en les accablant de soucis , le faire se déliter ? Le fait est que, malgré l’absence quasi totale de ses soins , les enfants regrettent leur mère. Plus exactement , ils s’inquiètent pour elle , surtout l’aîné , qui a pris l’habitude de la prendre en charge et redoute , une fois seule , qu’elle ne coule à pic. Jacqueline a un don : elle sait se faire aimer , sans rien offrir en échange que sa morosité , son dégoût .



Elle décide alors de frapper un grand coup afin de s’en tirer . Un instant d’énergie seulement , mais remarquable . Pendant ses vacances , jouant de son charme et de sa faculté de persuasion , réels , elle se fait engager dans une pizzeria .... Comme serveuse . La place ne pourrait être plus mal choisie pour quelqu’un qui supporte mal les gens et ne sait pas évaluer à leur juste mesure ses rapports avec eux . En fait , c’est paradoxalement son défaut d’appréciation , tant d’elle-même que des autres , qui lui a donné l’audace de briguer un poste totalement hors de sa compétence. Comme beaucoup d’intellectuels , (mais en fait , même de la littérature anglaise , qui fut sa matière , elle se « fout » , comme du reste, elle ne lit plus ) , elle éprouve une sorte de mésestime informulée vis à vis de tous les autres types de travaux , surtout manuels : elle a même l’impression , qu’elle parvient à transmettre à son futur employeur , qu’elle lui fait une faveur en consentant à effectuer une tâche fort au dessous de ses capacités. 


Elle insiste , séduit , fait appel aux sentiments , invoque d’une manière tout à fait étonnante (là aussi , elle est exceptionnelle) .... la dépression-même dont elle affirme venir juste de « sortir » , l’expérience d’un travail de contact avec les gens , différent de l’enseignement , devant en principe parachever sa guérison... Elle laisse entre voir vaguement sa solitude, ses enfants à la dérive, enlevés sans qu’elle n’en soit ni affectée ni soulagée, son mari disparu du jour au lendemain ... Et miracle , cela marche . Après tout, dépressive ou guérie , elle est motivée : son insistance même le prouve . Elle émeut. L’anglais , qu’elle parle parfaitement , dit-elle, (cela s’avérera inexact), constitue un atout : on la prend à l’essai . 


Et c'est le drame. D'abord elle arrive avec un petit chien incontinent et encoprétique qui ne cesse d’aboyer : c’est un cadeau d’adieu de son fils . Elle ne l’aime pas d’ailleurs : il n’y a rien de plus con qu’un jeune bichon , mais elle est bien obligée de le garder puisqu’il le lui a offert . Elle a le sens du devoir , en somme : qui pourrait le lui reprocher ? Suffoquée , la jolie hôtesse impeccable tout de blanc vêtue se voit promue baby sitter de chiot  pisseur. C’est évidemment une catastrophe. Elle marquera définitivement dans l’histoire de ce petit restaurant . Sa laideur , son défaut de mobilité , sa lenteur associée à son arrogance , et sa désorganisation font fuir les gens, qui ne cachent pas leur mécontentement . Elle ne s’en aperçoit nullement, et proteste : le travail est trop dur , dingue , il est impossible (l’autre serveuse l’effectue néanmoins , avec un sourire joyeux qui n’est pas de convenance) , les gens sont des insatisfaits chroniques , tous des cons, les cuisiniers , des incapables, le patron, un esclavagiste ... Elle finit par refuser de retourner en salle tant les protestations qu’elle ne veut plus entendre sont vives. La jeune serveuse doit calmer le jeu ... et y parvient en riant . (Des excités , des idiots, comme tous les touristes , des Dupont- Lajoie ....) 

Le soir , Jacqueline est surprise : elle n’a aucun pourboire , alors qu’ Assia , elle, a obtenu cent cinquante francs . Ce n’est pas normal , il a du y avoir une erreur.... Ne l’a-t-on pas roulée ? Avec les jeunes , tout est possible... A moins qu’on ne l’ait pris pour la patronne ? Ca doit être cela . Forcément . Ca la rassure : elle s’en persuade. Le personnel , amusé et compatissant , ne dément pas : à quoi bon ? Evidemment , avec sa classe et son anglais parfait ... Mais , une fois les comptes faits , le repas pris en commun -durant lequel elle ne songe pas une seule fois à se lever , se laissant servir sans même remercier - , enfin terminé, elle réclame alors... de rester dormir ; elle est décidément trop épuisée pour faire les quelques kilomètres qui la séparent de sa villa . Qu’elle ait été engagée , entre autre , à cause de la proximité de son domicile , ne la touche pas .

La patronne , agacée , lui propose , avec l’accord de tous , de partager l’appartement du personnel , au deuxième , qu’ils occupent depuis le début de la saison . Cela ne ravit personne - le petit chien encoprétique qui aboie au moindre bruit et promet à tous une nuit mémorable-  mais les jeunes employés, quoique moqueurs , se montrent charitables . Soit . Elle partagera provisoirement la chambre d’Assia , qui y a consenti , un peu forcée . Coup de théâtre encore : non , décidément , ce n’est pas possible , énonce Jacqueline, confuse mais ferme , inversant encore une fois les termes de son rapport avec les autres . Non pas qu’elle ait quelque chose contre la jeune fille, non , bien sûr , il ne faut pas croire cela ... ( Assia est arabe , qu’elle ne s’imagine surtout pas que cela entre en ligne de compte - personne du reste n’y avait un seul instant songé mais et les dénégations insistantes de Jacqueline, malvenues , sont suspectes - ...) 


Mais voilà ... elle a besoin d’ une chambre pour elle seule , car elle ronfle bruyamment et, ajoute-t-elle , mutine , parfois , pète au lit . Son mari s’en plaignait autrefois . Elle ne veut donc surtout pas déranger . Avec tout le travail qu’elle a abattu , Assia mérite tout de même de dormir calmement . Désarmée , la patronne se voit contrainte de lui offrir , dans son propre appartement , la chambre de son fils absent . Insonorisée , précise-t-elle , en riant . Pour une nuit , cela ira , consent Jacqueline , un peu désappointée car , si cela devait se prolonger , évidemment , avec ses habitudes et son poids , il lui faudrait une installation moins sommaire qu’un petit lit à latte ... 

Quant à partager toilettes et salle de bain , elle n’a jamais pu s’y résoudre , du moins avec quelqu’un d’autre que son mari ... Même pas avec ses propres enfants , qui ont toujours eu la leur. C’est un principe bourgeois d’hygiène , auquel , depuis longtemps , elle n’a jamais pu déroger . Lancée , intarissable , elle glose longuement sur le thème , qui l’inspire : combien , dans sa famille , ont-ils été gênés lorsque, revenus d’Arménie où ils vivaient différemment , ils ont du se contenter de ...etc ... Que de tels propos , proférés devant un aréopage d’immigrés pauvres soient indécents , ne lui apparaît pas . Mais ça ne fait rien , ajoute-t-elle vivement : à la guerre comme à la guerre , pour une fois, elle ne se lavera pas, ce ne sera pas un drame . Lourd présage pour le lendemain, car il a fait une chaleur écrasante et toute la journée , elle a transpiré abondamment . Que son attitude soit inconvenante pour les autres et répugnante pour l’adolescent dont elle va occuper le lit ne lui effleure pas l’esprit  .

D’un commun accord , l’essai est tout de même arrêté le lendemain , poliment. Cela aurait pu bien se passer : mais Jacqueline ne le voulait pas . Elle a été exploitée , on lui a promis une place , elle ne l’a pas obtenue , elle a droit à une indemnité, le salaire n’étant pas celui qu’elle avait exigé , car elle escomptait un supplément de pourboires , et il n’y a décidément toujours rien. Du reste , en tant que certifiée d’anglais , elle a droit à ... Etc Elle réclame, en compensation de son incompétence , le double du salaire de la serveuse qui, elle , forcément , augmente le sien par les suppléments. Sans aucune conscience de l’absurdité comique de la situation , Jacqueline exige de se faire payer ... de façon directement proportionnelle à son manque de savoir faire . (Elle n’y arrivait pas, c’était trop dur pour elle , à son âge et surtout avec son poids... bref, cela mérite donc un salaire plus conséquent). 


Perverse ou innocente , astucieuse en tout cas et d’une mauvaise foi inébranlable , elle inverse chaque fois les termes de son rapport avec les autres : dire qu’on l’a faite dormir dans un lit d’enfant trop étroit , et qu’elle n’a même pas pu se laver... Ca vaudrait les prud’hommes ! Elle compte même dans ses « heures » le temps passé à abreuver l’ensemble , qu’elle méprise cependant , de ses problèmes affectifs qui ennuyaient tout le monde . Devant le refus de la patronne , elle menace alors : elle va leur faire un procès (un ami de son mari est un avocat connu , elle n’est pas n’importe qui ...) ou tout casser, empêcher le service, se servir elle-même, voler quelque chose  etc ... De guerre lasse , elle obtiendra effectivement gain de cause car à présent, personne ne peut plus la supporter, et elle est effectivement ou le feint , au bord de la crise d’hystérie, du débondage infect qui laisse couler, comme une eau sale, à gros bouillons, toute sa déréliction passée, l’abandon de son mari... Elle partira lourdement , rouge , hirsute et sinistre, avec curieusement des insultes racistes envers le patron et les autres employés : - Un travail d’arabe ou de nègre , c’est tout ce que c’est , cette merde... » (La jeune serveuse est algérienne , le cuisinier , métis , et le patron, libanais, en effet .) Elle réussira cependant , avant de quitter les lieux à recruter le jeune aide cuisinier (le seul français d’origine du groupe) contre le chef, de sorte que, le ver étant dans le fruit , la crise éclatera quelques jours après . - Un travail de bête , de nègre , tu ne crois pas que , toi , tu vaux mieux que ça ? Ne te laisse pas faire, bêta , attaque - les , tu gagneras de grosses indemnités , si tu veux , je te ferai connaître Maître X , il n’a rien à me refuser car mon mari a aidé sa fille pour... » 

Jacqueline peut être satisfaite : involontairement ou non , elle a jeté des peaux de bananes partout autour d’elle avant de partir . A présent , elle a une bonne raison d’être dépressive : d’une certaine façon , elle exulte , elle se sent enfin justifiée .Tous des cons ou des salauds (sauf elle même et son mari..) Jacqueline reprendra peut-être son travail à la rentrée , si elle en a provisoirement la force . Peut-être aussi que son fils ou son ex époux lui offriront un autre bichon, car celui qu’elle avait s’est enfui ; lui aussi, qui sait ? n’en pouvait plus . Elle ne regrette que le prix de l’animal, primé dit-elle. On a du le lui voler : cette hôtesse est décidément une cruche ou complice. Il n’y a rien d’affectif dans sa tristesse. Simplement , un ressentiment a priori contre le présumé et aléatoire « voleur » , et surtout un argument de plus contre ceux qui l’ont exclue. Mais au fond, de l’argent aussi , elle se fout : elle se fout de tout .

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Suellen Gomit , une Scarlett O’Hara Cévenole 
ou : la Maîtresse du Mas Chabert ...

Suellen est , de tous la plus attachante des dysfonctionnants suscités , mais aussi , et de beaucoup , la plus dangereuse . Peut-être parce que , à sa manière , elle est sincère , à la différence des autres qui , Catherine mise à part , savent plus ou moins à quoi s’en tenir sur eux mêmes . A ses moments de lucidité , Jacqueline elle-même s’ auto-critique durement («Je suis grosse , moche , toujours désespérée , qui peut donc m’aimer ? ») bien que ce jugement volontairement excessif soit souvent une quête désespérée de démenti . Suellen, elle, n’a jamais l’éclair de lucidité qui fonde également Sonia à pleurer lorsqu’elle s’ « aperçoit » enfin de ce qu’elle a fait , un bref instant , étonnée elle-même de la réussite de ses plans machiavéliques . («Je ne voulais pas cela, du moins pas que cela aille jusque là , je vous assure, si seulement je pouvais réparer .. »)

Peut-être , est-ce son milieu social , très défavorisé , et son absence quasi totale de culture et d’instruction, associés à une intelligence instinctive remarquable (toujours pratique, orientée vers la réussite de plans à la fois compliqués et simplistes , qui tiennent en deux ou trois principes interpénétrés : devenir respectable , - bourgeoise - , et surtout , posséder le Mas Chabert , symbole pour elle de toutes les richesses terrestres) qui la déterminent à agir différemment des autres  ? Chaque individu , il est vrai , poursuit des buts souvent incompréhensibles de l’extérieur, parfois totalement farfelus , qui pourtant le meuvent puissamment, quelque fois durant son existence entière et jusqu'à la mort même . Suellen , pour sa part, est prête à tuer pour posséder le Mas Chabert , une vieille bâtisse Cévenole qui jouxte sa maison d'origine: hélas , elle le prouvera. Un cas extrême . Dans ses rêves , elle se voit , et ne peut se voir que comme la Maîtresse du Mas Chabert . La suprême réussite . Coûte que coûte , se dit-elle , elle y parviendra.

Elle est la quinzième d’une famille de gitans sédentarisés depuis plusieurs générations, devenus paysans et mineurs , unie , malgré les violentes scènes qui nécessitent régulièrement l’intervention des gendarmes habitués. Misérables : le chômage , l’exclusion qui renforce artificiellement les liens du clan , la prison pour certains des fils , les crises de délirium du père alcoolique ou d’un frère atteint héréditairement constituent le funeste ballet qui a rythmé son enfance . Les accouchements de la mère, parfois rocambolesques en raison de l’écrasant travail de cette paysanne isolée , à la maison, toujours , voire dans la grange , Suellen ne les a pas connus puisqu’elle est la dernière de la fratrie , mais les histoires se transmettent , tragiques , atroces , sur le mode étonnant de l’indifférence , qui , contrastant avec la cruauté des faits relatées , les rend quasiment comiques . 


La Matriarche de la famille , ignorante, a en effet un certain talent de conteuse , le soir , à la veillée . Sans pathos inutile , elle raconte simplement, froidement , succinctemment , sa vie de fille unique délurée , élevée dans cette ferme , construite au départ pour trois personnes seulement (ils sont dix-huit actuellement à y vivre) , ses deux divorces , le suicide de son premier mari , et enfin , son mariage avec un gitan alcoolique de quinze ans son aîné , devenu , pour elle , mineur et paysan , suivi de treize grossesses (elle avait déjà deux enfants à dix neuf ans): l’auditoire est fasciné. 


On croirait écouter du Steimbeck :
Grace est née ici , dans l’écurie , avant l’heure , à huit mois . Je suis tombée de l’échelle du fenil en arribant* . J’ ai pas eu le temps de rentrer. Par les pieds , en plus , j’ai eu du mal , ça m’était encore jamais arrivée . La truie grognait , dans l’ enclos , ça me plaisait guère. Du reste , on l’a saignée peu après car la garce dévorait ses petits . L’autre était saoul , comme d’habitude, pas moyen de le réveiller , même en gueulant fort .. Ca l’a pas empêché de peser ses huit livres , la mounine**, elle a pas beaucoup changé depuis . Je l’ai pesée avec la balance à jambon avant de rentrer me reposer un peu ...» Zola , au vingtième siècle , dans la montagne Cévenole : la matriarche a un curieux côté Adélaïde Macquart ..***

* Arriber : donner à manger aux bêtes . Ici , juchée sur une petite échelle , elle faisait , à l’aide d’une fourche , descendre le foin de la réserve dans le râtelier des animaux , situé juste en dessous . Une opération classique , mais délicate lorsque l’on est enceinte de huit mois...

** Terme Provençal , affectueux , désignant à l’origine le sexe féminin .

*** Zola relate dans les « Rougon Macquart » l’histoire d’une famille où deux lignées différentes se côtoient , l’aïeule , Adélaïde , amoureuse versatile et déséquilibrée , après son mariage avec Rougon , (un paysan aisé) , s’étant associée à un braconnier assassin et alcoolique , Macquart : on dirait la suite de « l’Amant de Lady Chaterley » , version rurale . Les enfants des deux branches développeront , sans pouvoir y échapper , les « tares » de leurs pères : machiavéliques arrivistes (les Rougon , la classe dominante ) , valeureux mais buveurs , déséquilibrés et violents (les Macquart , les opprimés). C’est l’occasion pour l’auteur de peindre et de critiquer , en une immense fresque de treize livres principaux, toutes les catégories sociales , de la plus pauvre à la plus riche : ouvriers mineurs du Nord (Germinal), paysans ( La Terre ) , cheminots ( La Bête Humaine ) , prostituées et artistes ( Nana , l’œuvre ) , petits marchands à la criée de la Halle (Le Ventre de Paris), sous prolétariat miséreux déchu par l’alcool (L’Assommoir) , bourgeois commerçants et petits rentiers (Le Bonheur des Dames , Pot - bouille ) , financiers impitoyables (L’Argent , La Curée ) , politiques machiavéliques (Son excellence Eugène Rougon)... Ici , dans ce village Cévenol , on a une réédition vivante de la série : la Matriarche , comme l’héroïne de Zola , s’était d’abord mariée avec le fils de paysans voisins , dont elle eut deux fils. Son union, ensuite, avec Gomit , le Gitan mis au ban de la société , ressemble à celle d’Adélaïde avec Macquart , le marginal violent et alcoolique . Des treize autres enfants issus de ce second mariage, certains sont en effet , comme le père , déséquilibrés , et ne ressemblent pas aux deux premiers , sérieux , sobres , travailleurs et économes , comme tout paysan considéré : la maison , qui faillit être vendue en raison de dettes, fut rachetée par l’aîné , seul capable , au prix de lourds sacrifices , (il ne se maria jamais) , d’en assumer le coût , évitant ainsi à toute sa famille la dispersion , c’est à dire, pour ces marginaux soudé par l’adversité , la complète déchéance.



La famille vit , dans la journée , au rez-de chaussée , dans une grande pièce à peine éclairée par une seule petite croisée , aux murs , par endroits  noirs de suie , mais accueillante et bien chauffée par une énorme cuisinière à charbon - le charbon est gratuit pour les mineurs - sur laquelle cuit toujours quelque rata , dans un chaudron aussi sombre que la semelle du réchaud . La cafetière archaïque , à côté , est , elle aussi , toujours prête à fournir un café noir , fumant , sans goût , toujours réchauffé . La mère la met en route le matin à quatre heures , avec la cuisinière : depuis cette heure , il se tient « chaud ». De temps en temps , la Matriarche s’arrache à son magazine préféré ( spécialisé dans les faits divers atroces , dont elle s’indigne et se délecte à la fois , les commentant ensuite longuement avec ses filles ou ses voisines) , et va « touiller » la tambouille à l’aide d’une longue cuillère en bois noircie . Il y a toujours quelque chose de prêt pour les travailleurs qui , au gré des « postes », surviennent à tout heure . Des épluchures parfois , en tas immense, encombrent : un plat de frittes correspond à trois kilos de pommes de terre à peler . Toutes s’y mettent alors , en bavardant . Buée , âcre fumée , télé et planche à repasser toujours encombrée , écumant de vapeur , devant laquelle on s’active en regardant le feuilleton , c’est , et ce fut tout l’univers de Suellen . Une table , étroite , longue de cinq ou six mètres , recouverte d’une toile cirée déchirée et brûlée constitue, avec la cuisinière , le cœur de la maison : en bout, il arrive que l’une des filles change son bébé pendant que d’autres mangent , lisent , ou regardent la télé , à côté . 


Tous s’interrompent , si le programme n’est pas trop palpitant , et s’extasient joyeusement sur l’enfant . (En tout , c’est le vingtième). Talc, crème de beauté, brosse à cheveux en soie ... pour les bébés , on ne lésine pas : la fratrie participe gaiement . Qu’il y en ait déjà cinq de la génération suivante , pour la plupart au foyer ne change rien à la joie émouvante que suscite, chez ces gens simples et complexes à la fois , toute naissance , quelle qu’elle soit, légitime ou non. Les filles qui n’ont pas voulu ou pu convoler demeurent naturellement dans le nid originel , avec leurs bébés  qui occupent la Matriarche et les soeurs inemployées , du moins si la jeune mère a eu la chance de trouver un engagement provisoire dans un hôtel d’Aubas . 

Les buts des Gomit ne sont pas exactement ceux que poursuivent les jeunes filles dans un autre milieu : telles des Madame Bovary , elles rêvent, elles aussi , d’autres lieux et d’autre temps , mais pour elles , l’ Eden revêt la forme du « Toro Barbu » , mentionné dans le Guide Michelin , plus prestigieux que le modeste Relais des Voyageurs , qui les emploie l’été : un engagement de femme de chambre dans cette auberge étoilée représente pour elles le summum de ce qu’elles peuvent imaginer en fait de réussite professionnelle. Pour les garçons , la quintessence du succès serait l’entreprise de charpente Paul - Richard , inaccessible . Ici , personne ne juge personne , et un enfant , fût-il illégitime , est toujours le bienvenu . 


Les prénoms des enfants sont divers : Jeannot , Jeanine et Josiane alternent avec ceux des feuilletons télévisuels dont la famille est abreuvée , ou encore des grands de ce monde , en principe des princes («ça coûte pas plus cher et ça sonne bien observe la mère.») Il y a Grace , Caroline , Marylin, Suellen , et , à présent , Diana , Kevin , Brian... Et même un Starsky et un Hutch , tous deux crottés , bruns, râblés , typiquement méditerranéens, qui folâtrent innocemment autour du poêle . L’accent du midi, très prononcé des mères, lorsqu’elles les appellent à tue-tête, renforce encore le comique de ces prénoms intempestifs . Ici , le feuilleton pourrait s’appeler : Dallas ou Monaco en Cévennes chez des lumpen prolétaires. La mort récente d’une petite trisomique, la vingt et unième enfant en tout du clan les a cruellement navrés ; dans cette famille , on aime passionnément tout petit,  handicapé ou bien portant , malgré l’avenir , sombre , et les soucis d’argent , toujours prégnants .



Mais ce n’est pas tout à fait Zola quand même : ces illettrés sont efficacement secondés par une ou plusieurs assistantes sociales qui leur sont presqu’ attitrées . La famille Gomit , haute en couleur, aux histoires toujours pleine de péripéties et de drames , représente le sujet privilégié de bien des conversations , non seulement dans le village , mais à Aubas même : on les étonnerait si on leur disait qu’à leur manière , dans une zone seulement plus restreinte , ils défraient la chronique tout autant que Diana ou Caroline . De fait, malgré leur quasi analphabétisme, ils ne manquent pas, dûment conseillés , d’une certaine débrouillardise , toujours à l’affût de combines, parfois ridicules mais opérantes, d’allocations, de subventions diverses . L’emprunt à zéro pour cent les a ravis : ils se sont arrangés pour que plusieurs d’entre eux en bénéficient. La toiture a ainsi été réparée. Avec une compagnie d’assurance mise à contribution (un dégât des eaux discutable mais personne n’est allé y voir de trop près), cela leur a même rapporté une petite somme dont a bénéficié le dernier né... Ils sont ainsi : candides et madrés à la fois , émouvants et inquiétants . 


Le Patriarche , diminué par l’alcool et la silicose ,  maigre et tanné , qui ne parle pas vraiment le français , mais un sabir de patois , d’occitan et d’espagnol - du reste , ils ne parle presque jamais , comme la plupart des fils - , sommeille , léthargique , dans son fauteuil de rotin aux coussins pelés, à gauche de la fenêtre , jamais dérangé : un meuble , mais un meuble qui tousse , crache et , parfois , salit . Il n’a plus , depuis longtemps , ses terribles crises qui les terrorisaient tous . (Mais certains des fils ont pris le relais ). L’âge l’a définitivement abruti ; cela vaut mieux. Les filles parlent de lui comme d’un objet un peu dégoûtant : « il a encore dégueulé partout , ça fatigue , on va plus pouvoir le garder si ça continue . » Mais ça continue et évidemment « on » le garde : il n’est pas question ici d’abandonner quiconque, malgré la cruauté des propos, parfois à l’encontre de certains . Peut-être l’aiment-ils , à leur manière - il est proprement tenu - , et puis , sa pension n’est pas négligeable : même si cela n’est pas reconnu au point où c’est , il est silicosé , et touche des indemnités en conséquence .

« L’école n’a jamais réussi » , comme dit plaisamment la mère, à ces enfants particuliers : elle fut , pour tous , très vite arrêtée , après une orientation incontournable vers le CAP de couture pour les filles , rarement obtenu , ou de mécanique pour les fils , souvent renvoyés avant même la deuxième année . Les garçons s’en sont plus mal tirés que les filles : plusieurs d’entre eux , en raison de leur mutisme , ont d’emblée été placés en classe de « perfectionnement » , dès la primaire , et ont quitté le collège sans savoir vraiment lire . Qu’y avait-il derrière ces fronts butés , ces regards fuyants , ces « mots » inarticulés ? Personne n’a jamais pu le savoir  sauf peut-être le vieux cheval , le seul être auquel , par exemple , Jeannot , l’avant - dernier , adresse quelques mots .

–  Mais si , il parle ! Si vous voulez l’écouter , z avez qu’à aller à l’écurie !» dit la mère , inconsciente du comique de ses propos : son orgueil maternel aime à rendre compte qu’il n’est pas tout à fait muet , ni idiot , du moins pas avec  le  brave Coco, que l’on garde, du reste, surtout pour la «conversation » car il est trop âgé pour charruer. Suellen ne fait pas exception : elle aussi , a , le plus vite possible , quitté le collège , malgré sa vivacité qui l’a conduite a obtenir sans efforts le traditionnel CAP de couture dont elle ne sait que faire. Elle voulait choisir « métiers du bâtiment » , option béton armé : son sexe , malgré la robustesse qui lui permet de porter allègrement des bouteilles de gaz pleines sur son vélo , le long d’une côte abrupte , le lui a malheureusement interdit ...

Mais ce diplôme , si mince soit-il , et sa débrouillardise , font d’elle la chef, l’Intellectuelle de la famille, celle sur laquelle on compte pour progresser dans le monde ... Comme benjamine , elle fut en effet gâtée par tous , et souffrit moins que les autres de la misère : lorsqu’elle naquit , certains des aîné(e)s travaillaient déjà , chez des paysans , à l’usine parfois , ou , en ce qui concerne les filles , l’ été , comme femme de ménage dans des hôtels . Leur paie , scrupuleusement rapportée , du moins en grande partie , à la mère , était la bienvenue . Cette vie tribale , clanique et solidaire , quasi autarcique , permet à chacun de résister : la terre donne un peu , les dépenses sont minimes , et , malgré le chômage de la plupart , grâce à l’habileté de la matriarche , inventive et courageuse , on mange plutôt bien . Avec ce qu’elle conservent de leur paie , et grâce à leur talent de couturière, les filles sont , souvent , joliment vêtues , avenantes , loquaces , tranchant agréablement sur certains des fils . Suellen , quant à elle , se détache encore de ses soeurs : elle fut la poupée de tous , et aussi , dit-on , la plus intelligente . La mère ayant finalement été stérilisée, c’était bel et bien la dernière : on l’adula .



Elle commença sa carrière cependant d’une manière qui fit jaser : mais , dans le village , la famille , déjà mise au ban , n’avait plus grand chose à craindre . A quatorze ans , elle se prit d’une folle passion pour un homme de trente, marié avec trois enfants, qu’elle séduisit rondement. Un amour sincère sans doute , car, âgé, chauve et rondouillard , ouvrier peu travailleur légèrement alcoolique toujours à l’affût d’une combine, il ne représentait pas un parti particulièrement valorisant .... 

Encore que , pour une « fille Gomit » , s’appeler Croquette , nom un peu ridicule certes , représentait une avancée sociale non négligeable . Ainsi vont les conventions , chez Proust comme à Ralondres : la mésalliance , dans le couple Suellen Gomit-Gérard Croquette ne fut nullement perçue en fonction des évidentes inégalités de nature, mais selon les incontournables inégalités de «naissance ». Qu’il s’agisse d’Odette de Crécy avec Charles Swann ou de Suellen Gomit avec Gérard Croquette , dans les deux cas , la « naissance » , le « nom » , la « position » du mari primaient sur les qualités personnelles de l’épouse déclassée . Une union avec une « fille Gomit » , fût-elle Suellen , représentait forcément une déchéance pour celui , quel qu’il soit , qui s’y « abaissait » . Les Gomit eux-mêmes , à leur manière , faisaient inconsciemment ce jeu : ainsi , Suellen s’imagina-t-elle, malgré l’âge, le bedon , et la paresse du futur , avoir choisi un enviable parti. Ses camarades de collège , au départ, crurent à une lubie : « Je le veux et je l’aurai » avait-elle proclamé , ce qui avait déclenché des rires incrédules . « Je l’aime et n’en aimerai jamais d’autre . » Un père de famille nombreuse , une gamine en socquettes , et une Gomit de surcroît ? Cela ne se pouvait. Cela se put pourtant .



Quelle névrose, enfouie au plus profond d’elle même , l’avait poussée , dès l’adolescence , à saccager ainsi la vie de quatre personnes , en se jetant sur un homme peu séduisant , velléitaire , qui ne la valait pas ? Quel désir , inconscient sans doute , de ne plus s’appeler Gomit , l’avait lancée dans une aventure risquée dont elle devait ensuite se repentir ? Le soir , elle prenait son vélo et filait à l’usine, où elle l’attendait , le temps qu’il fallait , guettée par des camarades , surpris et amusés d’une telle détermination . L’élu chercha, au début, à l’éviter . En vain . Elle était toujours là . Un beau jour , la nouvelle fut annoncée, triomphalement , par Suellen elle-même : il divorçait. Peu de temps après , il se maria avec celle qui avait à peu de choses près l’âge de sa fille aînée et qui le poursuivait depuis deux ans. Suellen , toujours en socquettes , put enfin se rengorger du nom peu euphonique qu’elle portait à présent . Son premier but était enfin atteint , à seize ans . Qu’il ait coûté leur père à trois enfants , dont deux en bas âge , ne la dérangea aucunement . « C’est la vie , quoi , je l’ai pas forcé , à trente ans tout de même, on sait ce que l’on veut » observa-t-elle simplement, avec la même mauvaise foi inébranlable qui la soutint durant toute ses entreprises ultérieures.



Le second de ses buts , du reste intimement lié au premier (être respectable, ne plus être la « fille Gomit » celle dont le père boit et dont certains frères font de temps en temps des séjours plus ou moins longs en prison ou en H.P.), était de s’établir , d’avoir une maison à elle , enviée , aussi proche que possible de son clan ; car , à l’instar de tous les membres de celui-ci, elle ne pouvait s’en éloigner physiquement , comme si un cordon ombilical invisible la liait , tel un élastique tendu , à sa mère .  Leur univers entier était réduit, non seulement à une région, à un village, à un quartier, mais encore plus restreint : à un bout de terre de deux hectares hors duquel ils se sentaient à l'étranger ; dans ces deux hectares, ils avaient hélas inclus la maison des voisins, le mas Chabert. 

Suellen avait depuis toujours jeté son dévolu sur cette demeure, située juste à coté de sa masure: c’était son but . Un rêve un peu naïf d’enfant rejetée socialement. Ce Mas la fascinait particulièrement pour des raisons qui n’étaient pas seulement d’ordre économique (la maison était sans doute la plus belle du village, mais ce n’était pas l’unique cause de son désir exacerbé de la posséder) . Il s’agissait plutôt pour Suellen , de liquider sentimentalement un ressentiment passé : la maison avait jadis appartenu à une veille dame sans enfants qui était sa Marraine , et la matriarche , candide malgré sa rouerie , avait imaginé que , à la mort de celle-ci, un testament l’attribuerait à sa benjamine. Elle avait ainsi entretenu chez sa terrible fille l’illusion dangereuse qu’un jour, elle serait , là , chez elle , trônant sous l’élégante véranda de pierre qui dominait le village . La Maîtresse du Mas Chabert . Suellen ne se voyait pas autrement . Le Mas faisait parti d’elle, collait à elle : il était elle . Evidemment, cela ne se passa pas ainsi : la maison était coûteuse , et la vieille dame, pour s’assurer une fin de vie sans soucis , la vendit à des estivants .



Pour Suellen , ce fut un drame  , le drame de sa vie : cette maison , elle y avait joué , enfant , elle en connaissait tous les recoins , c’était , en somme , SA maison . Elle avait sans doute aimé sa marraine , qui la traitait dit-on , comme sa fille . Or celle-ci , soudain , s’était transformée en fée Carabosse . Suellen se vit , une fois de plus , rejetée : elle redevait la « fille Gomit » méprisée , celle à qui jamais on ne saurait faire de cadeaux , même si c’est une filleule , celle que l’on renvoie dès que les choses sérieuses se dessinent : l’argent , toujours l’argent ... Sa réaction ne fut cependant pas celle d’une gamine de dix ans, éperdue de chagrin . Se rétablissant aussitôt,  elle décida alors , pour tenter de reprendre le dessus , d’entrer en relation avec les nouveaux propriétaires . Sans aucune retenue , venant à tout moment, comme autrefois , babillant sans cesse afin de les intéresser , leur rapportant les potins et , petit à petit , toute l’histoire du village , elle aboutit enfin à ce qu’il l’acceptent avec la maison , comme si elle en faisait partie . Si le matin , elle n’était pas déjà sur la terrasse à les attendre , ils s’étonnaient : que lui était-il arrivé ? Peu de temps après , un de ses frères fit une crise de délirium : coups de feu , bris d’objets , tentative d’incendie , Gendarmes , pompiers etc... La fillette fut alors carrément hébergée quelques jours au Mas Chabert , partageant la chambre des enfants des propriétaires . Ce fut une expérience , pour elle , décisive .



Car , à la suite de ce drame , Suellen , désarmée peut-être par la gentillesse de ses hôtes , sympathisa réellement avec ceux-ci : elle fut sans doute prise à son propre jeu . Sincérité ou calcul ? Les deux sans doute , car ils tirèrent plusieurs fois ses frères d’embarras . Ses plans semblaient donc se modifier légèrement . Le Mas passait petit à petit au second plan ... Où était ici la part de ruse , et celle de candeur ? Son intelligence , acérée , lui avait-elle fait comprendre que le Mas n’était peut - être pas le plus important, et qu’il y avait mieux à attendre de ses « amis » ? Ou bien bascula - t - elle réellement vers l’amitié par le biais de la reconnaissance ? Sans doute , à un moment , fut - ce le cas : il lui fallait une mère , une mère qui puisse la défendre plus efficacement que la sienne . Elle l’avait trouvée .



Mais ce qu’elle avait plus ou moins prévu se passa cependant , et peut-être même en fut - elle sincèrement attristée : les estivants se lassèrent, ne vinrent plus si souvent puis plus du tout. Elle leur demanda alors s’ils n’auraient pas besoin que quelqu’un entretienne la terre . Les broussailles envahissaient tout et , l’été , le risque du feu est prégnant . L’autorisation lui fut accordée : ainsi , elle revint à la maison quand bon lui semblait , en vestale chargée de sa garde . 

 
A cette même époque , son désir était revenu , puissant, et elle ne se cachait plus de « vouloir cette maison coûte que coûte ». Ses propos, (identiques à ceux qu’elle tenait lorsqu’il s’agissait de son futur « mari » ) , étaient à la fois naïfs , outrecuidants , et aussi imprudents. Rien de filtra cependant . « Cette maison , c’est comme si elle était à moi : je la veux et je l’aurai. Sophie ne me la refusera pas : je suis comme sa fille à présent » disait-elle à ses camarades. Puis , Suellen enfin mariée , le mari fut aussitôt mis à contribution, voire même , utilisé . Un coup de téléphone commença le siège en règle : elle demanda l’autorisation d’habiter la maison qui s’abîmait, promettant d’y effectuer quelques travaux . Son mari était bricoleur et courageux , prétendit-elle , et elle aussi . Et puis , sa mère était malade , et elle ne voulait pas s’en éloigner trop pour pouvoir la soigner lorsque cela serait nécessaire etc ... 

Cela lui fut refusé . Les propriétaires se méfiaient malgré tout de cette famille trop nombreuse qui , à l’étroit , ( trois autres enfants étaient nés , entre temps) , n’allait pas manquer de s’installer définitivement . Second round : Suellen éclata en sanglots devant son mari ému. Elle était décidément bien , toujours , l’exclue , la fille Gomit , et même des gens qui se disaient de gauche , des gens qu’elle avait cru ses amis , à qui elle avait donné tout son amour , la rejetaient cruellement ... Le mari prit le téléphone , pria , supplia , s’indigna à son tour . Suellen était trop malheureuse : qu’est ce que ça pouvait donc leur faire qu’elle habite là puisqu’ils n’y allaient jamais ? N’étaient-ils pas des amis de la famille ? Juste le temps de trouver quelque chose à eux définitivement : un an par exemple leur suffirait amplement . Pour elle , c’était important . Et même pour eux , c’était un avantage : il s’y engageait , par contrat s’il fallait, et il n’avait qu’une parole , il ferait tous les travaux nécessaires , et ainsi , s’ils voulaient ensuite, à leur retraite , l’habiter , ou même la vendre , ils y gagneraient tous . La véranda , du reste , était en passe de s’effondrer, (exact) , encore un hiver et elle serait à terre etc... » 


Les propriétaires cédèrent enfin : soit , mais à condition que le rez de chaussée demeurât vide et disponible . Suellen était prête à tout. Soit...
Le rez de chaussée demeurerait libre , c’était entendu : les propriétaires se le réservaient . La même semaine , elle y installa (provisoirement !) un immense congélateur , une moto et des monceaux de bois de mine à débiter .



Ce fut en effet, pour elle , une brève apothéose : mariée , respectable enfin , et quasiment propriétaire du Mas Chabert , son rêve était accompli . Elle n’était plus la fille « Gomit » , ou , plus exactement , elle était la fille « Gomit » qui a réussi , ce qui était encore mieux . Même avec sa propre famille , elle ne fut pas modeste , et elle suscita , chez certaines de ses soeurs plus scrupuleuses, un certain agacement . Elle se mit à recevoir ses anciens copains : gentille , mais un peu condescendante envers ceux qui avaient ri lorsqu’elle leur avait annoncé qu’elle « aurait » Gérard , puis le Mas Chabert. Elle avait apparemment bien les deux , et le montrait . Elle laissa , devant son public , planer un flou sur sa situation réelle vis à vis des propriétaires . On commençait enfin à la prendre au sérieux . Plus personne ne se permettait à présent de rire de ses propos : elle avait bel et bien montré qu’ils n’étaient pas simple vantardise de gamine , du moins en partie. A cette époque , si elle avait annoncé qu’elle allait devenir Présidente de la République , on eût déjà commencé à préparer des requêtes en prévision de l’événement. 

Elle évita ensuite tout contact avec les propriétaires . Qu’ils demeurent le plus loin possible , qu’ils ne reviennent jamais , surtout : ils auraient pu faire voler en éclat son personnage , démentir le titre qu’elle laissait supposer , la faire descendre de son rêve ... Puis , elle circonvint un vieux paysan , dont un lopin jouxtait la propriété Chabert , afin de lui acheter sa petite parcelle , enserrée dans la terre du Mas . Il se montra d’abord réticent : on est mitoyen, il faudrait avant que je demande aux propriétaires du Mas , je les connais bien, et je le leur ai promis autrefois , ce serait plus correct . » Suellen prétendit qu’elle ne savait pas où les joindre , (« ils voyagent beaucoup ») , et que , de toutes manières , elle était « là » , sous entendant que c’était pour toujours . N’ habitait-elle pas la maison depuis déjà deux ans ? Prendre un annuaire, téléphoner à Paris , pour un paysan cévenol , est une démarche lourde . Il ne la fit pas . 


D’autre part , Suellen était enceinte . Elle le fit valoir . Cela acheva de convaincre le vieil homme , qui lui vendit sa terre un prix dérisoire : « qui d’autre que moi l’achèterait , située comme elle est ? Cela ne peut m’intéresser que parce que je suis déjà à côté , sinon » .. fit-elle observer , fine mouche . Suellen et son mari entreprirent , en quelques mois , de construire une petite maison , adossée illégalement , débordant sur la terre voisine (« aucune importance en la circonstance ») , après avoir truqué des plans, jamais vérifiés .

Ce que l’on ne peut cerner ici , dans cette étonnante histoire , chez une jeune fille de dix-huit ans , c’est le moment où elle bascula, c’est à dire le moment où son extraordinaire passion transforma une amitié sincère , car elle le fut sûrement , en une sordide exploitation de dupes inconscientes . Sans doute , depuis le début , avait-elle poursuivi ce but : posséder le Mas Chabert , une maison qu’elle jugeait déjà « sienne » . Peut-être même avait-elle été encouragée par sa mère , qui préférait ouvertement cette benjamine , intelligente , avisée , acharnée , sans scrupules , aux autres , plus naïves mais plus sympathiques. Puis, Suellen finit sans doute par ressentir une vive amitié , voire une admiration évidente pour les propriétaires du Mas , surtout pour Sophie , sa « mère » de transfert , symbolique , plus valorisante vis à vis des villageois que la sienne propre , aimante mais épuisée , l’allure marquée par ses quinze maternités et les coups reçus . 


L’histoire reconstituée ensuite montre que , toute enfant, elle parlait déjà de Sophie comme de « sa » mère , à ses amies plus favorisées , se vantant d’aller au Mas comme si c’était chez elle , se targuant d’être considérée par celle-ci « comme sa fille » , ce qui était tout de même exagéré .

Quelques anecdotes lui donnaient raison : Sophie effectivement , circonvenue sur le mode dramatique , finit par intervenir pour aider le plus jeune des frères de Suellen , mutique , accusé de vol , à sortir de la prison où il était détenu. Il s’était montré incapable de se défendre seul , n’articulant jamais plus de deux mots à la suite . Hasard ? Peut-être . Mais après sa modeste démarche , il fut libéré . A quel moment Suellen décida-t-elle qu’elle allait enfin pouvoir récolter, quel que soit le prix à payer , ce qu’elle avait patiemment semé ? Sans doute au moment où Sophie quitta définitivement le Mas : loin des yeux, loin du cœur ...I l est possible aussi que le mari , velléitaire et vantard , madré et sans scrupules , ait joué un petit rôle : « Tu as des amis riches, c’est tout de même bête de vivre dans une HLM , et puis, eux aussi , ça les arrangerait , j’en suis sûr , si on réparait leur Mas ... Demande leur , c’est pas compliqué ... » La mère ut faire chorus . «Ce mas, en un sens, il devrait être à toi depuis longtemps si ta marraine s’était montrée une vraie marraine.. » Il reste qu’à un moment, tout bascula. Suellen en vint à ne considérer Sophie et son mari que comme des moyens, des objets , faciles à exploiter, et elle s’y résolut, avec une paradoxale « bonne » foi , se persuadant elle-même qu’il s’agissait d’un « dù » . La souffrance , peut-être , d’être toujours pauvre parmi les pauvres , le désir passionné de s’en sortir coûte que coûte la fondèrent à une radicale modification de son comportement : lorsque l’on se noie, sans doute n’est-on pas trop regardant sur la bouée que l’on saisit . 


Il est possible aussi que la misère dans laquelle le couple vivait l’ait conduite à une certaine culpabilité vis à vis de son mari qu’elle avait contraint à entretenir deux ménages . La pension, même minime, versée à son ex femme , (bien que celle-ci soit remariée) , et enfin , la jeune épouse sans revenus qui lui était échue , furent sans doute des charges trop lourdes pour le malheureux : la famille de Gérard ne fut pas tendre envers celle par qui le scandale était arrivé, celle qui avait tout compliqué , et réduit son fils , déjà pauvre , aux dettes infinies , à la misère complète . Sa quasi dépendance vis à vis d’un mari épuisé et impécunieux dut profondément humilier et exaspérer la vivace Suellen . Le Mas Chabert représentait , en somme , encore une fois , sa revanche . Elle était sans travail ? Soit . Mais débrouillarde , assurément : être logée gratuitement durant deux ans dans une telle bâtisse valait largement un revenu de smicard . Et le Mas , c’était elle et elle seule .



Lorsque les propriétaires revinrent , deux ans après , réclamer leur maison , qu’ils avaient décidé de vendre , Suellen atermoya , prétendant qu’elle devait au préalable finir la sienne : enceinte , elle ne pouvait bouger . Cela dura . L’énervement était de plus en plus sensible. Sophie avait fini par comprendre , et surtout reconstituer l’histoire avec les « blancs » qui lui furent obligeamment remplis par des anciennes camarades de Suellen , à vrai dire peu aimée . Des jeunes filles , des jeunes gens , goguenards , se firent un plaisir un peu cruel de dévoiler devant cette innocente une machination qui la concernait et qui remontait à plusieurs années , sans qu’elle ne se soit jamais douté de rien : « Les cocus , c’est bien connu , sont toujours les derniers à savoir... » Enfin , ses copains avaient compris le coup de bluff de Suellen , et ils n’étaient pas fâchés de voir l’histoire s’achever . Les choses allaient rentrer dans l’ordre .


C’était sans compter sur Suellen . Celle-ci prétendit que Sophie la harcelait , et que , si ça continuait , elle finirait par faire une fausse couche . Ses frères, violents , menacèrent . Le drame se nouait . Profitant du désaccord de Sophie avec son mari , Suellen tenta , sans succès , de recruter celui-ci , toujours sur le mode dramatique , sa grossesse aidant : « Sophie est d’une nervosité terrible , je ne peux plus le supporter . Plus elle me harcèle , moins j’ai l’énergie de finir ma maison , donc plus longtemps je resterai ici , forcément.. Essayez de la calmer , je le dis dans votre intérêt... » Car cette fragile , enceinte de six mois, ne pouvant supporter la présence de Sophie sans faire une crise de nerf... achevait cependant sa maison , charriant briques , poutrelles et sac de plâtre , aidée certes , mais mollement , par son mari lassé - et surtout par ses frères - ... Cela dura , dura... Sophie n’en pouvait plus .



Suellen eut alors une de ses « idées » qui allaient arranger tout le monde : cette maison , elle proposait de l’acheter , elle , et de revendre la sienne presque finie. (En réalité, la maison , quasiment préfabriquée , était « finie » depuis longtemps , mais intentionnellement , Suellen avait laissé quelques détails en plan qui justifiaient qu’elle restât au Mas..) Puisque décidément Sophie voulait la vendre, il était inutile qu’elle « s’embête » avec des démarches compliquées, des agents immobiliers , tous plus ou moins véreux. Ils étaient assez grands pour s’arranger entre eux sans intermédiaires . Suellen proposa carrément une somme qui représentait environ la moitié du prix réel . Un agent immobilier, venu à la demande de Sophie  l’estimer , fut éconduit plusieurs fois par Suellen . Elle était occupée, elle devait aller chez le médecin , elle était à « son » sixième mois etc ... Acharné , il revint tout de même , fit son travail , et proposa à Sophie , immédiatement , un client . Le drame se noua encore plus serré : Suellen ne pouvait supporter ces intrusions chez elle . Cela ne « se faisait pas » de venir sans cesse chez « les gens » , à toute heure , et , de surcroît, elle était enceinte et il lui fallait du calme . Plusieurs clients furent éconduits, de diverses manières . L’un d’eux , plus âpre , revint tout de même. La promesse de vente fut signée .



Là , Suellen , mise au pied du mur, devant l’acheteur venu avec un architecte prendre quelques mesures , dévoila tout net ses batteries : elle ne s’en irait jamais . Point . Ils étaient , là , chez eux . Des avocats du reste s’occupaient à présent de l’affaire , fort claire . Elle ne voulait même plus en parler , et les priait seulement de partir ... Elle était enceinte etc ... Elle ne put résister à un peu de pathos, fort utile, avant leur départ : elle avait été monstrueusement volée , on lui avait promis la maison pour qu’elle effectue des travaux : ceux-ci faits, on la renvoyait comme une miséreuse .. Mais cela ne se passerait pas ainsi ... Larmes , insultes envers Sophie ... Le client et l’agent immobilier, après quelques tentatives , se découragèrent : la promesse de vente fut rompue. L’affaire devenait sordide . 

Ici, il faut observer que Suellen possède un don précieux qui fait d’elle une quasi psychotique , celui de pouvoir se « révolter » - sincèrement , dans son cas - à vide et sans raison comme si elle auto alimentait une locomotive sans carburant . Le talent est précieux : il ne lui est même plus nécessaire de jouer la comédie car elle est vraiment indignée . Elle se persuade elle - même de la turpitude des autres , en dehors de toute vraisemblance , et se venge d’un affront qu’elle « voit » clairement , même s’il n’existe pas . Elle ne saurait donc jamais avoir aucun remords : sa cause est toujours juste. C’est en ce sens que , de tous , elle est la plus dangereuse : on ne persuade les autres que de ce dont on est soi - même persuadé . Ainsi , dans les limites du possible , Suellen parvient le plus souvent à faire partager ses délires. C’est là où elle est inquiétante car , si elle même n’est pas directement dangereuse , ses frères , en revanche , le sont . Le regard pervers et triomphant que Juliette jette à Jane lorsque celle-ci, en larmes , quitte la réunion dont elle vient de la faire chasser par une meute, (voir chpt suivant), il est inconcevable chez Suellen . A sa manière , elle est « innocente», car elle « croit » sincèrement avoir raison , comme l’halluciné croit réellement voir ce qui n’est pas . Lorsqu’elle éclate en sanglots en vilipendant Sophie qui la « chasse » , enceinte , comme une « miséreuse » alors qu’elle a scrupuleusement respecté le contrat qui les liait , Suellen ne joue pas : elle est réellement indignée et désespérée.. Du coup , elle convainc : l’acheteur , quoique sachant à quoi s’en tenir , ayant lu le contrat et la date de son terme, (caduc depuis un an et demie) s’en va , perplexe , ne voulant plus se mêler d’une si cruelle affaire , peut-être pas aussi claire qu’il ne l’avait cru . A-t-il bien lu , finalement ..



Mais Suellen est une brave fille : elle pardonne volontiers ... le mal qu’elle fait. Elle joua alors envers Sophie la carte de la gentillesse , niant fermement avoir éconduit quiconque. Ce n’était pas son genre : ne voulait-elle pas , toujours , arranger les choses ? C’était l’agent immobilier , et lui seul , qui s’était montré grossier. Il n’avait même pas frappé à la porte avant de rentrer, elle était en chemise , et son mari , ulcéré à juste titre , s’était un peu fâché . Il est jaloux , c’est normal , rien de grave ... De plus, ce jour-là, Gérard avait un peu fait la fête , bref , il avait bu , circonstance, pour Suellen, atténuante . L’acheteur ? Décidément , elle ne se souvenait plus ... Ah oui , le vieux qui sentait la cigarette, quelle horreur : devant une femme enceinte ! (Notons que Gérard fume comme un troupier mais ça...) Bien sûr qu’elle l’a renvoyé . Et le bébé , on y pense , au bébé ? Sophie ne lui a-t-elle pas reproché de fumer ? Elle a suivi son conseil , et a cessé : à présent , elle ne supporte même plus l’odeur du tabac . Mais on pouvait bien se passer de ces vampires et s’arranger tout seul ... Elle proposa encore son prix à Sophie : « de toutes manières, cette maison sera difficile à vendre , avec tous les travaux qui restent à faire , et surtout avec nous , ici : on est bien obligé de rester tant que la nôtre n’est pas finie ... Avec un seul salaire , ce n’est pas facile de la terminer , il reste encore toute l’entrée , et même l’escalier ... Bien sûr , si on avait les moyens , ce serait différent . Ca pourrait être fini en quelques jours , avec mes frères, qui ne sont pas des manches ... De plus , on a engagé des frais plus importants que prévu pour arranger le Mas , qui a ainsi plus de valeur , il est donc juste que l’on en soit dédommagé... »



Sophie comprit à mi-mot . C’était presque , un soulagement : - Combien ? » Là , Suellen , étonnée elle-même de la rapidité méprisante et concise de la réaction , se troubla , se transformant en femme soumise , personnage qui lui allait aussi mal que possible .
Je ne sais pas , moi , ces histoires d’argent , ça me dépasse , ça ne sert qu’à faire se disputer les gens , même des amis , tu le vois bien avec nous , et pourtant , tu n’étais pas comme ça avant ... Moi , je suis jeune et idéaliste ... Il faut voir avec Gérard, c’est lui qui décide pour ça... » Sophie retint un rire d’énervement : Suellen en femme au foyer dépendante de son Seigneur , le rôle était pour le moins inattendu . Le Maître des lieux diligenté, à peine gêné ( un peu tout de même)... annonça , sans oser la regarder en face, à Sophie , un chiffre , (huit cent francs) ridicule , sous prétexte de rachat d’un poêle intransportable « qui avait beaucoup de valeur ». Ses « scrupules », son quant à soi, surprenants en la circonstance , s’expliquent en tenant compte du but initial de Suellen , auquel il participait activement : devenir respectable , bourgeoise , faire taire les médisants . Il convenait donc de fournir un prétexte honorable à cette reddition tarifée, à ce chantage qui durait depuis trois mois. Sophie « acheta » donc le poêle , sauvant ainsi l’honneur de Suellen . Pour un tel objet , le prix était excessif . Pour un chantage , il était ridiculement faible . Mais elle ne consentit à leur donner le chèque qu’après leur départ ... qui eut lieu le jour-même : tout compte fait , leur maison était habitable . A la guerre comme à la guerre , ils monteraient par l’escabeau ...



Premier acte , enfin fini . Mais Suellen ne s’avoua pas vaincue . Postée en permanence à sa fenêtre , sur la voie d’accès du Mas , elle prit l’habitude de bondir dès qu’une voiture survenait, et d’aller se « promener » innocemment dans le jardin , précisant aux clients potentiels qu’elle habitait juste à côté , et les prévenant « honnêtement » qu’elle avait un droit de passage devant la maison, pour se rendre à « sa » terre , située plus haut . Les acheteurs fuyaient aussitôt . Bien peu vérifièrent ce prétendu « droit » . Le scénario variait , selon l’inspiration : parfois , Gérard , ivre ou le feignant , venait crier sous la véranda, d’autres fois , armé d’un fusil de chasse , un des frères , missionné , rôdait , sinistre , inquiétant , dans la cour , devant les visiteurs , sans mot dire , faisant mine de chercher du gibier ... La maison devenait invendable. Les propositions de Suellen se firent alors insistantes . Elle irait jusqu'à telle somme , bien que le Mas ne les vaille pas , car elle y tenait sentimentalement , et sa propre maison, mise en vente, lui permettrait d’en payer une partie . Pour le reste , un emprunt compléterait . Elle exposait, candide , ses « problèmes » : ce n’était certes pas qu’elle ne veuille pas payer, mais avec un seul salaire, que pouvait-elle faire d’autre ? Elle proposait le maximum de ce qu’elle pouvait faire . Plus , non , elle ne le pouvait pas . Ce n’était pas de sa faute tout de même si son mari gagnait peu... Du reste , Sophie l’avait bien vu elle-même : le prix qu’elle exigeait était trop élevé puisque personne ne l’avait acheté . Que l’on n’aille pas se mettre martel en tête , l’agent immobilier, ce filou , avait sur-évalué le Mas pour gonfler sa commission . »



Un « détail » avait cependant échappé à Suellen : sa maison était mal construite , adossée illégalement à la terre voisine , qu’elle avait naïvement considérée trop tôt comme « sienne » . Sophie , en désespoir de cause, le fit reconnaître par un géomètre qui retrouva les limites , brouillées , Suellen ayant fait arracher et dessoucher des arbres témoins , pensant candidement « gagner » ainsi quelques mètres . Les limites cependant furent retrouvées le jour officiel du bornage : les piquets de Suellen furent enlevés , et les bornes , situées bien en retrait dans son lopin , enfin re posées . De fait , cela apparut clairement , comiquement : la maison nouvellement construite devait théoriquement être , soit démolie , soit pour le moins , largement écornée . Drame absolu : son entrée n’était plus accessible en voiture .



Ce jour fut , pour Suellen , son Waterloo : les voisins , accourus , riaient presqu’ ouvertement , pas fâchés au fond de voir justement rétablir les choses en l’état , et surtout , la fille Gomit enfin remise en place - ils savaient la supercherie , eux , ayant été les témoins impuissants de l’arrachage des arbres et de l’enlèvement des bornes , mais , malgré le légalisme irréductible de tout paysan Cévenol , ils s’étaient tus : on ne saurait prendre le parti d’ absents contre ceux que l’on va côtoyer tous les jours , surtout lorsqu’il s’agit de Suellen Gomit . - Ce jour-là , celle-ci perdit la face : tout son idéal de respectabilité s’effondrait . Elle , si patiente dans sa démarche , avait donc failli. Le sort était plus fort qu’elle . Tous ces hommes affairés , ces techniciens armés de mires , de chaînes d’arpenteur , de jumelles et de collimateurs l’avaient dévoilée , et ne se laissaient pas fléchir . Elle regretta sans doute de ne pas avoir suffisamment écouté les cours de trigonométrie au Collège : on peut donc retrouver des limites effacées par le calcul des angles , à condition de disposer de trois points fixes ? (Elle eut du mal à y croire) . Or , les puits , elle n’avait tout de même pas pu les supprimer . Ce fut la fin de son rêve : perdu pour perdu , elle pleura , hurla , et finit par pousser son mari à menacer Sophie d’une arme. « C’est à cause d’elle , de cette salope de Juive qu’on a tout perdu » ... Cette fois , les batteries étaient dévoilées . La fille Gomit , ordurière , - et , « détail » insoupçonnable , raciste - revenait sous la respectable Madame Croquette qui ne fait pas de chantage mais « vend » un poêle . Son accouchement eu lieu le jour même , problématique en raison de son état . Une césarienne fut nécessaire : elle faisait crises de nerf sur crises de nerfs , à cause de ses espoirs perdus , des moqueries des voisins , de ce qu’elle croyait être le « triomphe » de Sophie . Son mari accusa aussitôt celle-ci  : une criminelle, qui avait failli tuer sa femme et son enfant . Le mot « Juive » revint encore , précédé de « sale » , cette fois : ô colère , courte folie ou funeste révélation?



Tout bascula donc une fois de plus , mais là , ils n’avaient plus rien à perdre. Le mari , manipulé, (et aussi peut-être , manipulateur ) menaça - de mort - la famille de Sophie , désormais ennemie : lettres , coup de téléphone , il les harcela . Sophie était terrorisée . Suellen , juste après ces coups de fil inquiétants , jouait les femmes conciliantes : que « Sophie ne s’inquiète pas , elle le calmerait , elle s’y engageait , il ne ferait rien , il n’était pas vraiment violent, (comme ses frères par exemple)... à condition que le mur de séparation des deux propriétés ne soit pas construit . On aurait l’air d’être dans un poulailler , avec une clôture juste devant la maison ... La maison ne serait plus vendable...» La manoeuvre était retorse , habile : laisser les choses en l’état , camoufler les bornes un peu voyantes afin de vendre à des naïfs, un prix convenable . Après la vente, peu importe que la haie soit construite ou non .. Sophie refusa d’être complice d’une autre machination : le bornage était fait , on ne pouvait y revenir . Un procès fut soi-disant engagé ... par Suellen qui avait l'aide juridictionnelle gratuite. Un coup de bluff , car personne ne voulut se charger d’une affaire perdue d’avance. Mais le bruit , insistant , courut : ivre , de plus en plus souvent , Gérard , dans les cafés , claironnait qu’il allait judiciairement obtenir son « dù », ou , selon son degré d’imprégnation , annonçait qu’il allait « faire la peau » de cette Juive de Sophie. (L’antisémitisme , régulièrement , le reprenait , cocasse du reste et peut-être pas dénué d’une certaine délicatesse , car , s’il se trouve que Sophie n’est pas Juive , son mari , en revanche , l’est effectivement!) Celle-ci finit tout de même par faire effectuer la clôture : plusieurs maçons , menacés , se récusèrent . A chaque fois , un des frères survenait , armé de son fusil de chasse , silencieux , patibulaire , rôdant derrière les ouvriers , qui prenaient peur . L’alcoolisme de la famille était de notoriété publique , et un des fils avait même tiré sur des gendarmes , un soir de folie , sans aucune raison . Il était depuis , en prison : on pouvait redouter qu’il ait suscité chez ses frères une vocation analogue . Le Maire tenta une conciliation . Gérard prétendit qu’il s’était décidé à faire un procès , et qu’avant le résultat de celui-ci, on ne pouvait toucher à rien. Or un procès, c’est long . Le Maire , désireux de ménager les susceptibilités , rétorqua que si le procès était gagné , (!) ce serait à Sophie de faire enlever la clôture à ses frais et de lui payer des dommages et intérêts . Mais en tout état de cause, le bornage prévalait pour l’instant . Les travaux furent donc achevés, d’une manière burlesque , tragique , le plus souvent devant des gendarmes: Suellen sortait de chez elle avec son bébé , elle s’installait de son côté du terrain , pleurant , traitant les ouvriers de Nazis parquant des Juifs en Camp de Concentration ...  « Il ne manque que les miradors » hurlait-elle . Le bébé criait ... 


Les rudes maçons espagnols, plus émus par ce pathos que par les menaces du mari et les fusils des frères , activèrent le travail , et finirent avec soulagement un des chantiers les pires qu’ils aient jamais effectué. Le fait est que , ainsi clôturée , la mince bande de terre donnait à la petite maison , de guingois , sise au milieu , un curieux aspect de poulailler déséquilibré . Les volailles bruyantes qui jusqu’alors de trouvaient dans les écuries du Mas, divaguant dans cet espace restreint , parachevaient encore l’impression « Pain et chocolat »* ...



Cela se calma pourtant quelque temps. Puis, des visiteurs furent à nouveau éconduits, violemment. Sophie , poursuivie par Gérard avec une arme, dut se réfugier chez des voisins. Un nouveau roman de Zola se déroulait à présent : «La terre» ou «L’assommoir», cette fois, après «Germinal». Le chantage, à nouveau, s’exerça : ils étaient toujours d’accord pour acheter. Le prix avait même monté, signe que Suellen se sentait à présent en position de faiblesse. Ils avaient consenti (à vrai dire , le géomètre les y avait obligés) à enlever les tas d’ordures, de vieux matelas, de motos démembrées, de gravats divers qui, obstruant en partie l’accès du Mas, plus que tout , décourageaient les acheteurs . Une louable bonne volonté à tenir en compte signala Suellen .



Sophie se décida alors, malgré sa peur, à déployer la lourde artillerie : après tout , la maison , illégalement construite , devait en principe être démolie. Les plans fournis pour le permis étaient faux, voire même falsifiés: cela ne souffrait aucun débat . Cela seul entraîna la reddition de Suellen, trop intelligente pour ne pas flairer le danger, à la différence de son mari , kamikaze jusqu’au bout. Sophie, mieux armée, renversa alors le chantage en sa faveur : si le Mas est enfin vendu , on passera sur l’illégalité de la construction . Sinon , on la fera démolir . Le hasard la servit : au même moment , une construction illégale , au terme d’un procès long et coûteux , fut détruite , non loin de là , et le geste , symbolique , fut fortement médiatisé. La télé régionale montra à l’envi les bulldozers à l’attaque d’une belle bâtisse, sous l’œil navré de son propriétaire, l’arrachage de grimpants fleuris , des superbes pavés et du bassin dans la cour etc... Il ne resta plus ensuite , une fois les gravats enlevés , que la garrigue sauvage et la dune ventée . Un exemple salutaire . Suellen se calma aussitôt. Ses crises étaient - elles donc en partie jouées ? Mais où se situe la comédie , et la vérité d’un comportement ? Plus sincère , Gérard , lui , voulait plus que jamais tuer Sophie , en position de force à présent , « la garce , l’ordure , la Juive » etc ... Lors de l’une de ses tentatives , à l’arme blanche , la réflexion hurlée de Suellen « arrête , tu vas nous faire perdre la baraque», seule , l’arrêta net . La maison ! Cela seul comptait pour ces êtres frustres , attachants et abjects à la fois, candides et pervers en même temps . S’il n’avait redouté de « perdre la maison», il eût sans aucun doute poignardé Sophie sans regrets ni remords..

Mais il n’empêche : dans le couple , la personnalité dominante étant Suellen, les irruptions, lors des visites de clients, furent moins violentes, puis cessèrent tout à fait. La maison fut donc aussitôt vendue à un prix supérieur à celui qui avait été proposé par l’agent immobilier . Un baroud d’honneur de Gérard , chez le Notaire , à propos d’un soi disant droit de passage , termina définitivement l’affaire et ce fut enfin fini . Fini ? Non , pas tout à fait . Comme une locomotive emballée , Suellen continue . Son obsession est telle qu’elle ne peut s’arrêter. Elle ne s’arrêtera jamais .



Elle est à présent dans les meilleurs termes avec les nouveaux propriétaires, des enseignants dordognards sans enfants , plus tout jeunes, en poste à Aubas : elle est reçue chez eux «comme autrefois» par sa marraine et ensuite par Sophie, et sympathise avec la maîtresse de maison : peu encline aux bavardages de quartier , celle-ci ignore tout du drame qui a précédé leur installation . Bien sûr, elle a remarqué, en façade de sa propriété , juste à l’entrée du chemin d’accès , cette curieuse petite maison de guingois qui semble saillir dans l’allée , un peu nue de ce côté là (c’est curieux , il n’y a pas d’arbres à cet endroit) mais elle n’y a guère prêté attention . De la terre , ils en ont suffisamment , et ces voisins sont justement cette jeune femme si serviable et son mari , que l’on ne voit jamais ... Cette jeune femme qui souffre tant de son manque d’instruction, («dans une famille de quinze , ce n’est pas facile d’étudier , vous savez .. ») et qui veut enfin passer son Brevet ... Aucun prof ne résiste à une telle requête . La toile se tisse à nouveau ...

Un jour, il faut l'espérer, ces exilés, à la retraite reviendront dans leur région d’origine . Ils vendront: Suellen est toujours là, tapie derrière sa fenêtre, prête à faire une offre à ses nouveaux « amis » . Déjà , lorsque, durant les vacances scolaires, les propriétaires retournent chez eux, elle s’est proposée : il y a eu tant de cambriolages par ici , surtout l’été , et ils ont de si belles choses , il leur faudrait un gardien , qui entretienne, et quelqu’un pour le ménage qui vérifie s’il n’y a pas de fuite d’eau ou de gaz à la citerne... Et elle , si proche , toujours au chômage , débrouillarde , n’a que cela à faire . Elle a donc obtenu les clefs, et y passe , seule , ses soirées , devant la télévision, satisfaite et un peu triste. Le ménage est cependant scrupuleusement tenu : à son retour , la maîtresse de maison sera satisfaite. Il le faut .

Car , à présent , le roman de Suellen est devenu  L’Assommoir : avec Gérard , cela va mal. Il boit de plus en plus , et , ses filles , qu’il reçoit durant les vacances scolaires, affectent de traiter leur jeune belle-mère en domestique. Leur mère, qui , après son divorce , a obtenu un diplôme d’institutrice , s’est ensuite remariée avec un veuf , ingénieur de l’usine Paul Richard fort à l’aise . Elle les a élevées bourgeoisement , ce dont Gérard , nullement jaloux de son successeur qu’il vante souvent , n’est pas peu fier : lycée privé et cours de piano . Les jeunes filles supportent mal leur fruste belle-mère, la méprisent ouvertement et se moquent cruellement de son ignorance : ce ne sont pas des figues du même panier . 

Suellen, redevenue en un éclair la fille Gomit , la petite paysanne fruste et violente , a même frappé l’arrogante aînée, chef de la sédition, qui n’a que trois ans de moins qu’elle et Gérard , rentré du travail, a pratiquement donné raison à sa fille, éperdue de chagrin . Il les a entraînées toutes les trois au restaurant . Sans doute, la culpabilité d’avoir abandonné sa famille pour fuir avec une « gamine » le pousse-t-elle à une excessive indulgence ? Peut-être aussi a-t-il honte de ne pouvoir offrir à ses enfants, habituées à mieux , qu’une maison préfabriquée , enserrée dans un étroit enclos grillagé? Suellen paie fort cher ce mari qu’elle a tant voulu , devenu obèse, toujours endetté , enlevé  brutalement à une autre, vengée par ses enfants interposés... Devenue décidément Madame Bovary, elle comprend enfin qu’il ne valait peut-être pas tant d’efforts et que , dans le couple mal assorti qu’ils forment, c’est elle et non lui qui y a perdu . Elle a besoin de se retrouver seule. La vie n’est pas gaie.. Mais un jour, elle sera ici chez elle , au Mas Chabert , et non dans ce sordide poulailler d’à côté , envahi de surcroît par ces « salopes ».. Un jour , oui , elle sera lavée de toutes les humiliations subies . La retraite des prof est à soixante ans . Plus que huit ans à attendre , donc . Ils verront , les salauds ... Le soir, elle rentre chez elle, ravalant toute la charge de haine dont elle est saturée, en rêvant au Mas Chabert tout proche , si proche même que depuis qu’elle a fait arracher les arbres , elle peut presque le voir par la fenêtre de sa chambre , en se tordant un peu le cou , le Mas Chabert qui va bientôt être « sien » . Cette fois , après Germinal , La Terre , et L’assommoir , c’est « Le Rêve » qui constitue le roman de Suellen . Il ne finira qu’avec elle .

* Le film expose comiquement la rude vie d’immigrés Italiens , en Suisse , vivant , pour certains , avec des volailles , dans un poulailler sommairement aménagé où ils ne peuvent tenir debout ... Ils finissent par ressembler à ces volatiles , ne sachant plus parler , mais seulement caqueter . Dans une séquence célèbre , depuis les fenêtres grillagées de leur réduit , ils observent , fascinés , les enfants du propriétaire , en randonnée , se baignant , s’amusant. Beaux , blonds , rieurs ... Le contraste entre ces jeunes gens insouciants et les habitants du poulailler , sales , hirsutes , courbés derrière leur grillage , est saisissant.

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Juliette et « Riri » du Temple à la clinique de chirurgie esthétique...

Juliette est , comme Sonia , un mélange de plusieurs personnages contradictoires dont on ne sait plus au bout du compte lequel elle est réellement . Peut-être aucun de ceux là , mais un autre encore , caché , enfoui si profondément qu’elle même l’a depuis longtemps perdu . Comme Sonia, mais avec plus de brio , car c’est une bourgeoise qui se veut mondaine , elle déroute, déçoit et inquiète . Elle serait ce que les psy appellent un « faux self » , plus exactement plusieurs faux self à la fois . Le personnage , haut en couleur , évoque une héroïne de vaudeville : élégante, futile , parfumée , d’une amabilité superficielle, ou plus exactement savamment dosée , légèrement condescendante parfois , envers le vulgum peccum, faussement profonde , d’autres fois , ou encore , admirative et fervente , comme une enfant émerveillée , lorsqu’elle joue grand jeu . Cela varie selon son public et les nécessités. La plupart du temps , elle parle sans arrêt , de tout et de rien , même et surtout de ce qu’elle ignore , avec un accent savoureux et comique qui fait passer l’inanité de ses propos , presque toujours narcissiques , pesants . Car il s’agit là d’un vaudeville , mais d’un vaudeville Sud américain .

Son principe est : paraître , paraître à tout prix . Paraître riche , paraître jeune , paraître élégante , paraître belle , paraître célèbre ou l’amie de célébrités , l’afficher pour en séduire d’autres etc ... Elle ressemble sur ce plan à Micheline - Rachida, mais une Micheline - Rachida de haute volée . Elle a été élevée , on pourrait dire , programmée , pour paraître , et ne fait que suivre fidèlement ce que son éducation lui a inculqué . Sa mère , personnage en tout point semblable , quoique moins brillant , lui a enseigné l’art de plaire , de séduire , de se montrer . Une éducation curieuse , peut-être rare , dans un milieu particulier en tout cas : la petite bourgeoisie Libanaise . Les principes moraux n’y sont pas de mise , ou alors très discrets , voire contradictoires : les principes pratiques prévalent largement . Il ne s’agit donc pas ici , pour les parents, de prêcher à leurs enfants ce qui est BIEN en général , mais seulement ce qui LEUR est UTILE : encore cette utilité des principes s’apprécie-t-elle en fonction de critères très restrictifs , personnels , familiaux ou de caste , essentiellement tournés vers la position sociale , la prééminence , la hiérarchie socio économique . Le principe est toujours le même : on est à un endroit de la pyramide , il s’agit de faire comme si on était un peu plus haut , d’en persuader les autres et , grâce à ce bluff , avec leur appui , d’atteindre la marche supérieure . Mais à ce moment-là, rien n’est gagné , car il faudra feindre d’être encore un peu au dessus , afin de grimper une marche de plus etc ... Dans cette course infinie à la position , on n’est jamais exactement à l’endroit où l’on prétend être , donc , de toutes manières , on s’épuise , même et surtout lorsque l’on a provisoirement réussi à se hisser .

On a donc appris à Juliette qu’il lui fallait courir , grimper , poser . Elle est docile , et fait ce qu’on lui a dit . Les atouts des femmes , lui a -t- on inculqué, ne sont pas tout à fait semblables à ceux des hommes. Eux se doivent réussir dans un travail , dans des affaires , ou du moins de le tenter , qu’ils aient déjà des avantages , (une famille éminente ), ou non . A ce prix , et à ce prix seulement , ils pourront se « bien » marier : s’ils ont réellement de l’avenir , s’ils ont fait leur preuves , ou si leur famille a réussi à les placer , à manoeuvrer habilement , ou simplement si elle représentait le haut du pavé , ils pourront alors prétendre à une jeune fille riche dont la dot les aidera . Sinon , ils seront «  dévalués », voués à la déchéance sociale, à une chute plus ou moins importante , méprisés . On a appris à Juliette qu’il y a , dans la société , deux catégories , étanches , d’hommes : ceux qui valent la peine (qu’on les fréquente , qu’on les séduise ) , et les autres , qui n’existent tout simplement pas . Car pour les filles , il en va différemment . L’extériorité , chez elles , prévaut . La beauté , ou le charme , par exemple , sont déterminants , aussi importants , mais pas suffisants , que la position initiale de la famille . 

En fait , dans ce milieu , tout est mélange et jeu subtil : une jeune fille particulièrement jolie , par exemple , même si sa famille n’est pas très « cotée » ( expression savoureuse qui évoque comiquement un argus de voitures ) , à condition qu’elle sache se tenir à sa place , et qu’elle demeure vierge , (ou qu’elle le fasse croire ) , pourra tout de même prétendre à un parti plus intéressant que celui qui aurait du en principe lui échoir en fonction de sa position sociale initiale . Sa beauté compensera - un peu - . De même, un jeune garçon , affublé d’un défaut physique important , aura besoin d’un atout supplémentaire pour décrocher une jeune fille riche issue de son milieu : il devra être issu d’une famille très éminente , ou particulièrement doué . Malheur à celui ou surtout à celle qui n’a guère de qualités physiques et dont la famille n’a rien de brillant : elle sera vouée à un veuf âgé , ou au célibat , infamant. L’éducation des filles joue aussi un rôle , mais elle se situe en fort dessous de la position familiale dans l’échelle des valeurs. Les études sont très secondaires , ou alors un simple vernis utile , une fois mariées , pour briller en société , et faire valoir le mari . Encore faut-il prendre garde à ne pas trop briller , car cela ternirait l’image de l’époux , ou , pire , des autres hommes .

On a donc appris à Juliette qu’il lui fallait plaire : toute son éducation y a tendu . Des astuces , des attitudes particulières représentant un véritable Code de la Route de la jeune bourgeoise à marier lui ont été inculquées au jour le jour : sa mère a patiemment corrigé toute sa spontanéité d’ adolescente pour la chanfreiner , et en faire une parfaite prétendante , la future et enviée épouse d’un Puissant . Ne pas rire trop fort en public , ou seulement dans les cas particuliers où il convient de jouer grand jeu , ne pas être trop familière , (en principe) , conserver une distance de bon aloi , mais toujours richement modulée en fonction de l’importance de ses interlocuteurs , sans être vraiment hautaine pour autant , sauf lorsque cela s’impose, de sorte que son exceptionnelle aménité représentât par comparaison une gratification appréciée , parler de soi , certes , mais peu , par allusion , tout en prenant soin de conserver un romantique mystère qui intrigue et séduit , et surtout , poser , être , même le matin au réveil , coiffée , polie et douce envers tous , y compris envers les subalternes , surtout en public (ce qui n’exclut nullement les remontrances , mais toujours à mi - voix ou par piques faussement innocentes , ou encore en privé où on peut enfin se laisser aller) , et évidemment laisser entendre , sans insister trop , que la position sociale de sa famille était socialement plus élevée qu’elle n’était réellement , par quelques candides astuces ou remarques jetées de ça de là : Juliette a ainsi appris à ôter les étiquettes de ses manteaux pour en recoudre d’autres de marque plus prestigieuses, et , lorsqu’elle est en visite,  à laisser négligemment traîner ceux-ci sur un fauteuil , (elle est si désordonnée) , soigneusement retournés , afin que nul n’en ignore ...

Dans ce milieu , curieusement prude et exhibitionniste à la fois , on enseigne aux filles l’art de la séduction, comme s’il s’agissait de geishas Japonaises , sans paraître s’apercevoir que cette éducation ne peut faire d’elles que des succédanés de courtisanes tarifées . Mais ici, Tartuffe n’est jamais très loin de la Maison de Thé : sur une plage privée de Beyrouth où des jeunes filles de la bonne bourgeoisie paradent , bronzées , demi - nues , (strings et balconnets) , outrageusement maquillées , ondulant , provocantes , sur de hauts talons ... une jeune mère se voit sermonner par un vigile ... parce que sa petite fille de trois ans s’ébat joyeusement, nue . « C’est indécent , Madame , veuillez lui mettre un maillot . En France , peut - être ? Mais ici , cela ne se fait pas ». C’est , du reste , affirme Juliette , sans la moindre malice , à la plage , (au cours de ces pariades féminines) , que Gilbert , un riche commerçant de quinze ans son aîné , a « repéré » Tania , (sa meilleure amie) , qui devint sa femme : une épouse sévère , hautaine , collet monté, Grande Prêtresse du can’t , et dévote , que l’on a bien du mal à imaginer dans son ancien rôle de chasseresse dévêtue . Mais il s’agit d’ une séduction avisée , mesurée, qui laisse voir ou entre voir , sans jamais offrir : il importe d’être vierge au mariage , ou alors la jeune fille , perdant considérablement de sa valeur , devra se contenter d’un prétendant nettement inférieur à celui auquel elle aurait pu accéder en étant restée plus sage . Aucun pathos , aucune morale ne prévalent ici : il s’agit d’un simple constat du rapport qualité - prix dans lequel la virginité constitue une valeur ajoutée non négligeable . 

La mère de Juliette , quoique confite en dévotion , n’a , par exemple , pas trouvé mauvais d’envoyer sa fille adolescente , jolie et rouée , séduire un homme d’affaire âgé , présumé méfiant , qui devait tirer la famille d’un provisoire embarras , ce dont s’acquitta parfaitement la jouvencelle , laissant espérer , sans rien accorder sauf une soirée dans un grand restaurant , mais soutirant , engrangeant et rapportant fidèlement toutes les informations demandées . Dans la famille , l’histoire, vieille de trente ans , se répète inlassablement , tel un Conte innocemment immoral : on se délecte toujours de la candeur de la Dupe, (un « Méchant » , pourtant) , on s’extasie régulièrement devant l’habileté de Juliette , et on est , à chaque fois , follement amusé du happy end qui la termine : les informations sont là , la famille est sauvée , et le barbon amoureux , qui y avait cru , (l’idiot !) , enfin éconduit , retourne , déçu , à la niche . Il n’en demeure pas moins que , si elle sortait un peu trop tard le soir , avec des amis , Juliette était vertement réprimandée pour son « inconduite » qui risquait de gravement hypothéquer son avenir , et par conséquent celui de la famille entière.

On ne peut s’étonner , dans ces conditions , du personnage multiple , du « faux self » , que revêtit ensuite , définitivement , Juliette , accoutumée dès l’enfance à feindre , à biaiser, à séduire sur commande , puis lasser , toujours sur commande , lorsque le prétendant n’était plus utile . Ce personnage du reste est classique dans son milieu et ce n’est pas étonnant : les jeunes filles ont été ainsi formatées . C’est ce que l’on appelle une bonne éducation . Reste qu’elle fut plutôt une bonne élève, dans cette matière particulière du moins .

Comme Micheline , Juliette laisse entendre dès le début de toute conversation qu’elle est « au mieux » avec tel ou tel puissant , qu’elle nomme familièrement par un surnom affectueux et ridicule : Riri . Chose plus curieuse , elle , qui invoque à tout bout de champ le nom de Dieu , laisse cependant planer un flou artistique sur ses relations réelles avec le personnage , exhibant volontiers des photos d’elle , peu vêtue , en sa compagnie : «  ça c’est moi , ça c’est Riri, juste à côté ... C’est pris sur son yacht , lors d’une croisière aux Caraïbes , pour mon anniversaire , qu’est-ce que l’on s’est amusés ... Mais j’y pense, tu ne le connais pas ? Je te présenterai : il est a- do- ra- ble ...» Cependant , lorsqu’une « pièce rapportée » de la famille , mal élevée ou naïve , ne faisant que suivre logiquement ces libres propos litaniques , suppose naturellement une intime relation entre celle-ci et celui-là et en fait mention sans malice (dans une conversation , du reste , tout à fait privée , mais qui cependant lui est ensuite rapportée), c’est alors un concert de dénégations horrifiées :
Comment a-t-on pu comprendre que ... s’imaginer que ... A Dieu ne plaise ... Quel drôle d’esprit tout de même , ces français... Cela ne lui viendrait même pas à l’idée ... Une abomination pure et simple... » La naïve doit presque s’excuser d’avoir compris , ou de ne pas avoir compris , car elle ne sait finalement plus ce qu’il fallait comprendre ou ne pas comprendre .

Car Juliette pratique souvent la tactique éprouvée des pervers, montrant une chose en la niant aussitôt , accusant ensuite ses malheureux protagonistes de ne pas avoir vu ce qu’il fallait, ou d’avoir vu ce qu’il ne fallait pas mais qu’elle n’a cessé de montrer sans qu’ils ne demandassent rien ... Elle renvoie donc immédiatement la gêne dans l’autre camp , dérouté et confus . Le jeu est plus subtil qu’il n’y paraît : en fait , Juliette fait tout pour que l’on comprenne qu’elle est la maîtresse de « Riri » , mais elle le fait précisément pour être amenée à démentir avec vigueur une telle « turpitude » , au fond flatteuse puisqu’il s’agit d’un homme en vue très courtisé . Comme l’héroïne de comédie , elle expose hautement .... ce que personne ne lui a jamais demandé , comme s’il était naturel qu’elle doive rendre des comptes, étant donné l’ambiguïté de ses relations avec « Riri »... que tout le monde ignorerait si elle ne l’avait , intentionnellement , largement soulignée.


Ne croyez surtout pas que je sois la maîtresse de cet homme , même si , comme vous pouvez le voir , tout porte à le croire, car , à Dieu ne plaise , je ne ferai jamais une chose pareille ... N’insistez pas , vous dis-je , c’est abject et ce n’est pas vrai ...»
Mais ses dénégations elles-mêmes sont démenties aussitôt par quelque détail encore plus révélateur jeté mine de rien juste après la crise d’indignation , si bien que l’on ne sait plus réellement ce qu’elle a voulu dire :
Ca , c’est le mariage de Dany (sa fille) ... On était trois cent personnes , rendez-vous compte . Ca a coûté une fortune , heureusement que Riri a tout payé , (X dollars) sinon , on serait quasiment dans la dèche à présent ... »
Ce qui vient évidemment à l’esprit ici (mais on n’ose ...) est que, non seulement Juliette est la maîtresse de « Riri » , mais qu’en plus celui-ci serait le père de sa fille . Mais non , encore une horrible supposition : il est normal de payer le mariage d’une jeune fille lorsque l’on est l’ami de ses parents. Soit : le cas est rare , mais enfin ... Juliette déroute , comme Sonia . Elle provoque, se retire , se fâche ou feint de se fâcher , épuise , provoque un cran dessus , à nouveau . A l’infini . Son but est moins clair que celui que poursuit la jeune fille : faire croire , tout en niant , puis laisser planer un doute valorisant ( elle est peut-être bien sa maîtresse , finalement , mais elle n’ose pas le dire clairement pour ne pas blesser son mari , se dit-on alors ) ... et afficher tout de même une fervente religiosité qui brouille encore davantage les pistes . C’est que , à l’instar d’ Alceste , « elle veut qu’on la distingue » et qu’on l’admire , et cherche à tenir un public suspendu à ses propos par des histoires, au fond assez pauvres , qu’elle pimente par des mystères savamment entretenus , et de multiples cocasses rebondissements .

Devant ceux qui ne comptent pas cependant , Juliette peut parfois se montrer cruelle sans aucune retenue sans même le calculer : on peut dire ici qu’il s’agit d’un automatisme bien rodé , quasiment , une seconde nature . (Donc ce n’est pas tout à fait de la perversité) . Ceux qui ne comptent pas sont  les pauvres en général, les servantes en particulier, les hommes qui n’ont pas très bien « réussi » le plus souvent , et enfin ceux qui ne sont pas de « notre » monde , des « nôtres » . Ceux-là n’existent pas : elle , la mondaine , qui déploie un tact et une gentillesse infinis envers certains ne se gêne aucunement envers ces « autres » . Elle peut alors devenir grossière quasi ouvertement , mais , la plupart du temps , en aparté . Cette attitude est parfois spontanée , parfois étudiée , lorsqu’elle veut blesser . On ne sait pas toujours distinguer : maladresse ou cruauté ? Si c’est une maladresse en tout cas , elle est toujours très ciblée et sélective , ne concernant à chaque fois qu’un public particulier : elle téléphone par exemple à une parente d’un rang qu’elle juge « inférieur » , qui vient de perdre un proche, pour l’assurer théâtralement de toute sa sympathie ... sur un fond de bruit de couverts et de cliquetis de verres , lors d’un repas animé où les éclats de rire fusent à tout bout de champ ... 

Elle parle, d’une manière condescendante , méprisante , sans même paraître s’en rendre compte, d’un « pauvre type , un raté » - ou qu’elle juge tel - , (« Rend - toi compte , c’est à peine s’il gagne huit mille francs par mois » ) , devant un « bout rapporté » de la famille ... qui gagne encore moins que celui qu’elle brocarde . Elle ressemble , en cela, à l’héroïne pitoyable de la pièce de Tenesse Willians , « Un tramway nommé Désir » , une fille de bourgeois déchus , qui , ulcérée par le mariage de sa jeune sœur avec un docker polonais , n’a de cesse d’humilier par en dessous son fruste beau - frère : les piques , savamment distillées , fusent en tir nourri et régulier, sans relâche ni pitié jusqu'au moment où celui - ci, exaspéré , ne sachant se défendre avec les mêmes armes , devenu violent et ordurier , la chasse de chez eux sans préavis . La stupéfaction douloureuse et offusquée de la Sainte Nitouche bafouée , jouée complaisamment devant sa sœur désespérée , cache sa délectation réelle : que pouvait-on attendre d’autre d’un homme de ce milieu-là ? » jubile-t-elle . Le couple, auparavant uni va , enfin , se déchirer ... But atteint .

Juliette agit de même dans une situation à peu près identique . Ces piques , du reste , ne l’empêchent nullement ensuite de demander quelque service à celui qu’elle vient de blesser : comment pourrait-il être touché par ses propos puisqu’il n’existe pas ? Et la prestation qu’elle sollicite représente, croit-elle  et laisse-t-elle entendre , une faveur qu’elle consent à un subalterne : il doit donc en être flatté. La société de celle que se disputent « Riri » et un autre Puissant , n’a pas de prix : fût-ce pour transporter ses bagages d’un aéroport à un autre . Comme Jacqueline , Juliette a le don d’inverser les situations : c’est sans doute la clef de son arrogance puérile , qui , la plupart du temps , désarme , et , finalement , paie. Si le dupé proteste , voire refuse poliment , alors , mais alors seulement , Juliette déploiera toutes les armes de la séduction classique à sa disposition qu’elle réserve habituellement à un plus riche gibier . Touché , flatté , en général , ou simplement fatigué , il cédera .

Les femmes , pour Juliette , posent un problème plus difficile à résoudre car la séduction ne peut s’exercer sur celles-ci de la même manière que sur ceux-là : elle s’y essaie tout de même , avec une certaine candeur , parlant psychanalyse avec une psychanalyste , philosophie avec une philosophe , et biologie avec une biologiste , écoutant surtout , manifestant souvent un enthousiasme juvénile de commande , qui trompe parfois , (à moins qu’il ne soit sincère ? Comment savoir ?) ... pour conclure selon sa formule invariable « qu’elle regrette tant de ne pas avoir pu faire des études plus approfondies, d’être si ignorante , s’étant mariée à seize ans (ou à dix - huit , c’est selon) , et ayant été mère à dix - sept ( ou à dix - neuf , selon l’âge qu’elle a pris au départ ) » . Qu’elle ait abandonné toute étude bien avant son mariage n’est ici pas précisé : Juliette a le don de toujours montrer son meilleur profil . Sa « modestie » elle-même n’est souvent que l’habillage hâtif d’une prégnante vanité . S’être mariée très jeune , dans son milieu , constitue une sorte de brevet de séduction passé avec mention  : elle n’a pas eu , elle , à attendre , comme d’autres , un mari , tout en faisant des études ... Comme toute marchandise de qualité particulièrement alléchante , elle a tout de suite été « retenue » par un homme qui en fit son épouse avant qu’un autre ne la lui prenne ... S’être mariée à « seize » ans constitue donc pour Juliette une enviable réussite : un autre avantage de ce léger trucage de date est de se rajeunir un peu , enlevant trois ou quatre ans à son âge réel . A cinquante cinq ans , ce n’est pas négligeable ...

Ce narcissisme , lié pourtant à des complexes d’infériorité revêt parfois des proportions inquiétantes et dangereuses. Son aspect physique l’obsède : elle vieillit inexorablement . Une des « solutions » qu’elle a trouvée à ce douloureux problème est de se faire régulièrement refaire quelque partie d’elle -même : des opérations de chirurgie esthétiques diverses et parfois complexes, innovantes . Elle est , littéralement, à géométrie variable . Sa poitrine , d’un seul coup , remonte et diminue de moitié . Son visage , sans crier gare, rajeunit bizarrement , ses yeux s’étirent , les cernes s’évanouissent . Ses rides du cou disparaissent du jour au surlendemain , et ses lèvres , par contre , doublent de volume . A l’inverse , sa taille devient celle d’une toute jeune fille , ce qu’elle souligne en abandonnant les chemisiers amples pour des cintrés, accentuant encore le remarquable résultat de l’intervention par des ceintures de couleur vive , bien serrées ... Mais elle nie avoir fait quoique ce soit . Mieux , elle ne comprend même pas les questions que l’on ne peut manquer de lui poser . Là encore , ses contradictions , flagrantes mettent mal à l’aise . Quelque chose en elle supplie : « Regardez-moi» et autre chose interdit que l’on observe en elle un quelconque changement .

Si on lui en fait la remarque , Juliette hausse un sourcil interrogateur qui trouble par l’excellence du jeu de scène: qu’y a-t-il  de changé ? Elle ne voit pas . Si un naïf insiste , elle s’étonne, voire s’offusque , ou feint de s’offusquer , d’une interrogation à mi-mot que son allure a pourtant l’air de solliciter :
–  J’ai peut - être un peu maigri récemment ? Après toutes les réceptions des fêtes , ce n’est pas étonnant ... Je ne m’en suis même pas aperçue ! J’ai si peu le temps de me soucier de moi !» (Le procédé est identique à celui dont elle use lorsqu’elle montre ses photos en compagnie de « Riri » , puis s’indigne que l’on pût croire qu’elle soit sa maîtresse, soulignant cependant l’instant d’après la générosité inouïe de celui-ci envers elle etc ...) Si elle avoue parfois la diminution de sa poitrine , pour rien au monde , elle ne reconnaîtrait avoir pratiqué une lipo succion ou un lifting , directement reliés à son âge. Cependant , cela ne saurait passer inaperçu . Peu importe , Juliette nie l’évidence , même devant sa famille proche , avec un stupéfiant aplomb :
En ce moment , cela va mieux , je fais la sieste tous les après-midi  et ça m’a beaucoup détendu les traits en effet ... Rien de tel que de se reposer pour rajeunir...» Ou encore : «  J’ai trouvé une crème merveilleuse qui atténue les rides d’une manière remarquable ... N’est ce pas ? » Personne n’est dupe , mais tous feignent de la croire , sauf une amie , exaspérée , qui insiste lourdement , en public , à voix haute :
Vraiment , on croirait que tu as fait un lifting , c’est inouï , c’est réellement une crème miraculeuse que tu utilises ... Quelle est sa marque , au fait ?» Cachant sa rage impuissante sous un sourire émerveillé , Juliette , rompue aux sous-entendus fielleux , envoie à son tour une pique acérée :
–  Vraiment miraculeuse en effet , tu devrais l’essayer , toi aussi , ça te ferait un bien fou ...» Malicieuse , elle insiste alors pour faire des photos avec l’amie , qui , pour l’heure , bien qu’elles soient du même âge semble  bien plus vieille. En comédienne rouée, elle prend soin , sous prétexte d’enlacement amical , de placer son visage radieux juste à côté de celui de l’amie , fatiguée . Ces photos , Juliette les exhibera triomphalement à tout bout de champ sous prétexte de montrer son canapé Chippendale nouvellement acquis , faisant mine à chaque fois de re découvrir des personnages tout à fait secondaires :
C’est moi , en effet , assise dessus . A côté ? C’est Tania ... Elle est fatiguée en ce moment . Avec tous les soucis qu’elle a , elle a beaucoup vieilli .... » Mais....

Mais malheureusement , à la nième injection de collagène , c’est l’allergie . Personne, sur le coup , ne le comprend . Car , personne , sauf elle-même , ne sait qu’elle a encore eu recours , en Argentine , à la chirurgie , pour peaufiner un lifting pourtant presque parfait . Arrivée en France , une semaine après une brève croisière , sa joue enfle , devient énorme , la douleur la taraude , la fièvre monte ... Les médecins, tardivement appelés , ne comprennent pas , eux non plus. Elle ne les aide en rien:  
--  J’ai mangé des moules sans doute pas fraîches sur le bateau ... » explique-t-elle , jamais à court d’arguments . Cela ne peut être la cause. Les médecins cherchèrent , dix jours : en vain . Ils lui prescrivirent des médicaments contre l’inflammation qui eurent pour seul effet de lui déclencher une grave colite ... La fièvre ne passait pas et à présent son état devenait alarmant. Au bout de bien des tâtonnements , devinant le pot aux roses , ils s’enquirent à nouveau de quelqu’injection dans la joue , qu’elle avait farouchement niée jusqu’alors ... Juliette tenta d’éluder encore, à présent pitoyable , le visage déformé , épuisée par la maladie : ce sont les moules que j’ai mangées ... » ressassait-elle comme une litanie ... 

La question se fit cependant plus insistante ; c’est une femme médecin missionnée par l’équipe pour recueillir les « aveux » d’une étrange malade (qui apparemment préférait périr plutôt que de reconnaître un quelconque trucage de son apparence) qui reçut enfin sa « confession » complète . L’intuition fut confirmée : Juliette , en tête à tête , avec un peu l’air de Sarah Bernhardt dans Lucrèce Borgia avouant à son fils son incestueuse conception , « reconnut » l’intervention , faisant naïvement promettre le silence sur une question si personnelle . C’était donc bien une allergie au collagène . Or , elle avait soigneusement caché l’intervention , aux médecins, du moins aux hommes , les induisant même volontairement en erreur , au risque d’ altérer gravement sa santé. Chez elle , le narcissisme est plus puissant que l’instinct de survie .

Juliette , qui ne vit que pour séduire , supporte mal de ne plus être la jeune femme d’autrefois . Magiquement , elle efface son âge comme le chirurgien efface ses rides ; puis , elle efface l’effacement lui - même , et oublie l’intervention . Le tour est joué : elle a de nouveau , réellement , trente ans . Mais il faut que le secret soit bien gardé : qu’un médecin plus perspicace le dévoile et le charme est définitivement rompu . Elle sent son statut précaire : son apparence s’altère malgré tout et, s’étant peu souciée d’études et d’intellection , elle n’a rien d’autre , croit-elle, à offrir pour plaire . Sa jalousie vis à vis des femmes , surtout plus jeunes , est donc intense : mais ce sont surtout les Intellectuelles qui en font les frais , même s’il lui arrive aussi de chercher à les séduire ... ( «J’aurais tant aimé faire des études.. ») Elles la dérangent car , sans efforts , elles accaparent parfois une attention (même masculine ) qu’elle voudrait réservée à elle et à elle seule .

De plus , les armes ne sont pas égales : sans souci de coquetterie , certaines séduisent tout de même et pour elles, l'âge ne revêt pas la même importance . Pour Juliette , prête à périr pour une ride, à s’affamer pour un kilo en trop et à consentir à la torture d'une opération ratée, une telle « concurrence » est déloyale . Dans ces moments, la rage l’ étreint : malgré le personnage de douce femme-enfant adulée surjoué qu’elle a adopté  une fois  pour toutes et dont elle ne peut plus se départir, (bien qu’il soit à présent, à contre emploi), Juliette , tragiquement désemparée, est rongée par une intense jalousie, soigneusement dissimulée sous une hypocrisie de commande . Car ses sentiments exprimés sont invariablement situés dans les limites étroites de ce qui se doit , ils sont toujours conventionnels : elle ne peut s’autoriser le soulagement joyeux que procure la sincérité . Dire réellement ce que l’on pense , quoi que l’on pense , et devant qui on le pense , est un luxe qu’elle n’a jamais pu se permettre . 

Sa jalousie , masquée , perdure donc , s’enflant comme une bête mauvaise trop longtemps contenue . C’est une « discipline » , au sens strict du terme (une ceinture à clous que l’on porte à même la peau) diplomatique, cruelle , qu’elle s’impose , une mise en bride des passions quasi cartésienne , qui ressemble à une héroïque comédie (de boulevard) . Juliette n’ « aime » pas mais « a-do-re » , n’est jamais en « colère » ( sauf contre la bonne ou des subalternes bas situés , envers lesquels seuls ce sentiment est autorisé) , mais elle se montre « légèrement surprise » ou « fortement étonnée » selon le degré de « colère » ou l’importance de celui à auquel elle s’adresse . Telle une héroïne de Mauriac , elle offre une image impénétrable et des sourires étudiés , dosés  , retenus , qui vont de la longanimité condescendante un peu lassée adressée aux inférieurs ou à certains hommes dans un but de séduction jusqu'à l’extase hollywoodienne réservée à des Importants , en passant par la fausse timidité lorsqu’elle est dans le doute sur la qualité de son protagoniste . Rien , chez elle , n’est , en dépit des apparences , naturel . Son art de comédienne est confirmé : à présent qu’elle s’est faite tatouer un maquillage permanent , elle peut enfin se permettre de pleurer abondamment . Son registre s’est étendu . Lorsqu’elle doit quitter sa mère qu’elle « a-do-r-re » (mais voit peu) pour retourner en Argentine , elle sanglote à présent sans retenue , alors qu’auparavant, la même peine , du reste sans doute sincère, la fondait seulement à se tamponner fictivement des yeux demeurés secs , jetant immédiatement après un coup d’œil vers son miroir afin de vérifier les dégâts éventuels de son maquillage. Son verrouillage affectif impressionnant , héroïque , lui interdit des émotions particulièrement funestes pour son visage : elle parvient à les éviter , ou du moins à atténuer leurs manifestations physiques. A sa manière , elle illustre la théorie des passions de Descartes .

Or , les intellectuelles qu’elle hait , elle est parfois contrainte de feindre de les apprécier , lorsque celles - ci le sont unanimement , pour ne pas avoir l’air ignorante: c’est une comédie , pour elle , assez éprouvante qu’elle doit alors jouer. (Il lui arrive aussi de faire quelques gaffes involontaires qui l’humilient lorsqu’elle sont détectées). Ce jeu augmente encore sa rancoeur. Certaines cependant sont , plus que d’autres, dans son collimateur : les plus brillantes peut-être ? Pas forcément . Les plus extérieures au Clan , surtout ? Peut-être . Ou , à l’inverse , les plus fragiles ? Parfois, sûrement . Voire , les plus jolies ? Qui sait ? (Là , en effet , Juliette serait définitivement vaincue , car il lui plaît de considérer qu’une femme ne peut se lancer dans une activité intellectuelle professionnelle que par défaut de prestance physique , poncif désuet , mais tenace, qu’elle n’est pas seule à partager dans son milieu et ailleurs) . Les causes de son ressentiment ne sont pas toujours très claires. Une de ses jeunes belles - soeurs représente pour elle une rivale redoutée , qu’elle hait particulièrement , tout en prétendant l’admirer - peut-être est-ce vrai , dans une certaine mesure - . Elle s’essaie souvent à la blesser , voire à la démolir ou à détruire le couple qu’elle forme avec son jeune frère . Un jour , elle y parvint . Les circonstances étaient favorables. Et Juliette est habile .

L’histoire ressemble à la pièce de Tennesse William , mais la victime , ici , est une femme . Dans une soirée , en aparté , Juliette s’arrangea pour , subtilement , blesser Jane , changeant de langue au moment où celle - ci , qui ne comprend pas l’arabe , s’intéressait à une conversation avec une jeune nièce , et tendait (peut - être ?) , à l’accaparer . Le glissement fut bref, furtif , mais suffisant pour que Jane perdît le fil . Elle tenta de demander une traduction , qui ne lui fut pas fournie : « on » ne l’avait pas entendue , et « on » continuait , en français à nouveau . Première fois : un accident banal sans doute , pensa Jane , un peu mal à l’aise tout de même . Le débat reprit, Jane se raccrocha : la jeune nièce , décidément , l’intéressait . Mais voici qu’à nouveau , la langue changea. Là , l’accident , déjà , était moins probable . Encore une demande d’explication , et toujours , décidément , une étonnante surdité sélective : le rythme était soutenu et « on » n’avait pas le temps de digresser.... Jane abandonna : plus qu’une heure et elle pourrait partir sans impolitesse . C’est alors qu’il lui fut demandé son avis . Sur quoi ? Elle ne suivait plus . « On » la mit au courant plus ou moins . Jane , résignée, dut donc s’intéresser à nouveau à une conversation dont elle n’avait pu suivre, en partie seulement , que le début. Alors , immédiatement et pour la troisième fois, la langue changea encore .

Mais il se trouva que Jane , cette fois-là , avait plus ou moins deviné  : il s’agissait , comme d’habitude, d’une digression liée à histoire de sexe et de divorce qu’elle n’était pas censée connaître . Elle éclata, reprochant à Juliette sa grossièreté . Celle - ci joua alors l’étonnement : qu’avait-elle dit , mon Dieu , que se passait-il encore ? Encore : le mot tendait à renvoyer Jane à une paranoïa « coutumière » , en appelant aux autres contre une « malade » insupportable . « Désespérée » , Juliette nia farouchement sa manoeuvre , invoquant de manière grandiloquente sa bonne foi , faisant , sans éperons , d’un simple clin d’œil , charger son Seigneur et Maître. Celui-ci, bien dressé, s’exécuta aussitôt, sans chercher à approfondir , laissant entendre , onctueux et retors , que Jane était vraiment « nerveuse » (dérangée ? L’esprit , faute du terme , y était) . Il fut suivi par un autre , puis par la meute entière .. Finalement , tous, à la suite des mâles dominants, se liguèrent contre Jane, hypocritement : elle ne comprenait pas, elle était, comme toujours, «nerveuse», elle faisait des histoires pour rien , et du reste, elle s’était certainement lourdement trompée , il était impossible que etc.. La jeune nièce , la seule qui eût pu trancher , peu soucieuse de se mettre à dos Juliette , s’était immédiatement trouvé une tâche urgente à accomplir à la cuisine : il était clair qu’elle se fût fait arracher les ongles plutôt que de «parler» . Le mari-même de Jane , accablé , perplexe ou circonvenu, n’osa pas intervenir : quelle importance, après tout , cette ridicule histoire , pensa-t-il, inconscient qu’il était , à ce moment précis , en train de mettre en jeu l’amour de sa femme . Ici , on est entre Tenesse Willians (Un tramway..) et Moravia (Le Mépris , roman dans lequel l’héroïne, fruste et naïve, perd , à la suite d’une confuse anecdote qui , du côté du mari, semble minime et même ridicule , toute estime et amour pour celui-ci , qu’elle quittera définitivement , refusant les preuves de sa bonne foi qu’il lui offrira ensuite ).

Le personnage de Juliette était certes redoutable , mais aussi , manipulateur, attachant , plus sans doute que Jane, droite , mais brute de décoffrage et souvent maladroite : il tenait , lui aussi , à avoir la paix et ne sut, ou ne put faire face ... Jane était plus intelligente, plus équilibrée, crut-il . (C’était sans doute exact ) . Il laissa donc sonner la charge , et , devant la colère de Jane qu’il jugea démesurée , (en un sens , elle l’était) , il se rangea même avec la meute . Ulcérée de ne pas être crue , même par son propre mari, humiliée par la condescendance de l'époux de Juliette , Jane s’enfuit, désespérée . Tous firent alors semblant de s’absorber dans une discussion banale pour éviter de voir : Jane sortit en larmes dans l’indifférence générale , réelle ou jouée . Seule , elle put voir le regard que lui adressa Juliette lorsqu’elle referma la porte ; il lui fut à jamais inoubliable . Un regard pour une fois vrai : haineux, venimeux et triomphant . Jane se sépara peu après de son mari . La victoire de Juliette fut donc complète . Mais cette « victoire » , au bout du compte , fut tout de même bénéfique à Jane , enfin libérée d’une relation qui lui pesait . Les salauds sont parfois des gens précieux .

Juliette aime en effet assez semer le trouble dans les couples , surtout ceux formés par sa fratrie , allant jusqu'à les faire se séparer (ou le tentant) : jalouse des pièces rapportées , surtout intellectuelles  - et surtout femmes ,- elle jette volontiers des clous rouillés dans leurs lits  sans oublier de leur souhaiter auparavant , suave , une douce nuit ...

On le voit ici : de tels personnages survivent et perdurent avec la complicité d’un veule ensemble qui , bien que lui aussi souffrant parfois de leurs manigances , consent . Sonia a toute la classe avec elle , même après son scénario machiavélique et rocambolesque contre sa prof d’anglais ; Jacqueline a une famille qui l’a toujours soutenue, malgré son parasitisme lassant ; et Juliette , de même , circonvient avec une facilité désarmante , un groupe tout entier contre Jane qu’elle accuse de mentir. Tous savent pourtant que chez Juliette , le mensonge est une seconde nature : ses cocasses dénégations , au mépris de toute vraisemblance , de ses multiples opérations esthétiques en sont un exemple comique particulièrement flagrant. Or , c’est cette « menteuse » compulsionnelle que le clan a choisi de croire . 

Le groupe consent parce qu’il plie au vent le plus fort , par faiblesse , pour avoir la paix , et parce que de telles histoires , sordides , semblent inintéressantes . C’est le mode du : à quoi bon ? le mode de l’apolitique  qui , parfois de bonne foi , ( d’autres fois , au contraire, de mauvaise ) , refuse de se salir les mains en s’engageant , (« ça n’en vaut pas la peine ») , sans prendre garde que ce refus constitue souvent une prise de position en faveur du plus fort . Le mari de Jane ne fit pas exception : il trouva , comme le héros du « Mépris » , l’histoire stupide , mesquine , ridicule , exagérée . Cela ne valait pas une telle colère , pas même une discussion . Du reste , tout le monde savait bien que Juliette ne pouvait s’empêcher de mentir ..« Quelle importance ! »  Joli : c'était en somme parce que « tout le monde savait bien que Juliette mentait » qu'il fallait donc la croire devant Jane.

Le point de vue de Sirius , (souvent , celui des hommes , qui affectent volontiers de mépriser ces « détails » de la vie quotidienne) , hypocrite , est exaspérant pour la victime : si certains , en effet , non directement concernés , (parce que plus puissants , ou considérés comme tels ) , peuvent voler aussi haut , d’autres, en revanche, sont bel et bien sur terre dans la boue gluante . Il n’appartient pas aux premiers de juger de « haut » les seconds . Car ici , victime et coupable sont simplement renvoyées dos à dos : que la première, révoltée par un tel amalgame , s’insurge violemment , est normal . S’il est UNE personne dont la victime refuse la proximité , c’est bien celle du coupable de sa souffrance . Qu’on l’y accole purement et simplement est donc à juste titre perçu comme abjection . Il est révélateur en ce sens que la notion de « détail » , plus que toute autre , suscite une légitime indignation . Le mot-même enferme un intense mépris vis à vis d’une souffrance minimisée considérée comme secondaire, mépris qui touche directement les victimes de celle-ci niées dans leur spécificité douloureuse... celui qui a la chance d’être situé à l’extérieur profitant alors de sa position pour , littéralement parlant , « traiter de haut » , ceux qui sont , eux , placés dans l’œil du cyclone .

C’est la raison pour laquelle ces personnages hauts en couleur , drolatiques parfois, émouvants souvent , doivent être appréciés non pas du point de vue Sirius , avec l’affabilité distante typique des intellectuels et/ou des hommes qui n’aiment pas se pencher sur de telles histoires mais plus simplement du point de vue de la « bonne ». Pour Tolstoï , « aucun homme qui consent à faire vider son pot de chambre par un autre ne pouvait être légitimement considéré comme un vrai humaniste quelqu’ admirables que puissent être ses actes par ailleurs » . 

De même , dans de tels cas , il convient de se demander , non pas si l’histoire , aussi minime et sordide que celle relatée par Moravia dans «Le Mépris », vaut la colère qu’elle suscita chez Jane , mais plutôt quel serait le point de vue de la bonne à son sujet . Ce n’est nullement trop « bas » : c’est la simple et cruelle réalité quotidienne d’un être que l’on peut ainsi , sans spéculations intempestives , cerner immédiatement. Juliette , douée de charme , amusante , excellente maîtresse de maison , vive et parfois incontestablement généreuse, si elle a quelqu’excuses , en effet , de par l’éducation qui l’a ainsi formatée , Juliette , devant le vulgum peccum, est autre : toutes les émotions qu’elle ne peut exprimer dans la vie mondaine , là, devant les inférieurs , explosent sans retenue aucune . Avare sordide , cruelle , âpre au gain , machiavélique et hypocrite manipulatrice , coléreuse jusqu'à l’ hystérie et la violence physique, souvent , c’est aussi Juliette , la douce amie de « Riri ». Il n’y a aucune raison de mettre ceci entre parenthèses parce que ce serait trop «bas». C’est trop «bas» en effet , mais cela existe et parfois cela tue, un couple ou une personne.

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Les liaisons dangereuses à Vitry sur Seine .

Le couple est exemplaire , sans ambiguïté cette fois : au lycée G. où ils sévissent , on les a , du reste, surnommés (en aparté , toujours) , Valmont et Merteuil. Il s’agit pourtant de deux jeunes gens en apparence plutôt agréables . Lui est un blondinet bouclé avenant auquel on donnerait « le bon Dieu sans confession » , elle, par contre , est un peu différente , plus détectable : quoique grande et forte , elle serait jolie si on n’observait parfois , dans sa bouche , lorsqu’elle sourit , quelqu’ élément confus mais inquiétant qui détonne un peu . Sourit-elle vraiment ou souffre-t-elle ? Un certain proghnatisme est la seule cause du malaise ressenti , pensent les nouveaux professeurs , toujours culpabilisés à l’idée qu’ils puissent juger une élève sur l’apparence ou l’intuition : en l’occurrence , une simple malposition dentaire mal corrigée .. Il n’empêche : Julien comme Christine sont connus , et redoutés . Un professeur âgé , pour ne pas les avoir en cours , a demandé , et obtenu , quitte à disloquer son emploi du temps, de ne pas se charger de la Terminale « B » ; il s’en est fait attribuer une autre , en principe moins bonne , à la place . Il aura donc cours le Samedi , qu’importe ... Lorsque l’on sait l’importance d’une bonne répartition horaire pour les enseignants , on peut mesurer le degré de crainte que suscite ce couple notoire.

A l’origine , cependant , même si l’un et l’autre avaient « fait leurs preuves » , c’est , comme dans le roman de Laclos , leur rencontre qui a rendu le couple pleinement fonctionnel . Lui est un jeune loubard de banlieue , particulièrement intelligent , et , le cas est surprenant , (parce que dans le couple qu’ils forment , c’est elle l’élément dominant) , misogyne affiché . Elle , par contre , est la fille adulée d’un Puissant . Il n’y a rien de dramatique , en apparence , dans leur histoire , du moins pour ce que l’on peut en connaître , même si le garçon essaya souvent de faire jouer le divorce ancien de ses parents pour se défendre d’accusations qui ne purent jamais être prouvées . La mère de Julien , jolie femme , quoique surmenée et désespérée par son fils , l’élève plutôt bien (il est fils unique , et elle est cadre moyen dans une grosse entreprise) , et les parents de la jeune fille , dont la mère est enseignante primaire , semblent irréprochables . Du moins le croit - on , car les histoires familiales sont parfois souterraines ... Ils ne ratent jamais une réunion parents - professeurs , et la jeune fille , comme le jeune homme , élégamment vêtus , n’ont aucun problème d’intellection spécifique ... Pas d’absentéisme non plus , (hélas) , pas de problèmes de santé , ni économiques trop importants ... Dans ce triste Lycée de la banlieue chaude de Vitry , le cas n’est pas si fréquent . Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non . Loin s’en faut .

Julien s’était toutefois déjà fait remarquer au Collège , dès la sixième : il aurait dégradé des livres d’Art , coûteux , au Centre de Documentation , en les ornant de graffitis obscènes , un jour qu’il avait été renvoyé d’un cours de Français qu’il perturbait régulièrement (par des réflexions , également obscènes , réservées à une jeune prof) . Cela ne fut pas tout à fait prouvé : il nia fermement , jouant de ses boucles de chérubin , la mère , habile , sema le doute , invoqua son divorce , ses ennuis . On passa l’éponge . Peu de temps après , la voiture de la documentaliste qui l’avait dénoncé eut un accident : un de ses pneus explosa sur la route . Il avait été fendu au cutter , sans que l’on n’ait touché à la chambre à air . L’éclatement eut lieu juste au moment où elle allait s’engager sur l’autoroute . Là non plus, rien ne fut prouvé . Interrogé , plusieurs fois , Julien , aux beaux yeux bleus limpides et mouillés , (le divorce de ses parents , toujours) , nia encore , sans jamais faiblir . Passons sur les graffitis (toujours dans la même veine ) qui décorèrent plusieurs voitures de professeurs , si possible neuves , sur les quatre pneus crevés de celle du Principal adjoint , qui l’avait exclu trois jours, sur le sabotage des freins du vélo de la CPE haïe , qui, méfiante , s’en aperçut avant de prendre la descente qui conduisait aux ateliers du LEP ... Et même sur une tentative d’incendie au CDI , tout de suite détectée ... En grandissant , Julien devenait plus habile , et donc de plus en plus dangereux. On le vit partir avec soulagement . Un bon élève cependant , particulièrement doué en maths .. et sans doute , en chimie . Juste un peu obsédé par le sexe , comme beaucoup d’adolescents .

Christine , elle , eut un parcours très différent : la position de son père , enviable , lui évita ce collège mal fréquenté . Elle fut une élève moyenne , appréciée , du reste, car son appui n’était pas négligeable . Une HLM attribuée , une allocation , un minime passe - droit : c’était elle, toujours elle . Personne ne tenait à se mettre à dos une telle camarade . Son statut particulier lui convint tout à fait : elle en abusa peu , au début du moins . Toujours polie , à la différence de Julien, toujours prête à faire valoir que sa mère était , elle aussi , dans l’enseignement , elle pouvait passer pour une élève normale , voire une dévouée camarade  : mais malheur à qui s’opposait à elle , même sur des points de détail , malheur à qui prenait le risque de faire perdre la face à cette orgueilleuse . Si elle redoutait d’être percée à jour par quelqu’ important , il arrivait qu’elle procédât différemment : un service rendu , même , et surtout s’il n’avait pas été sollicité , venait à bout du récalcitrant . Que pouvait-on lui reprocher , au fond ? Peu de choses : certains , il est vrai , rares encore , commençaient déjà à murmurer . D’abuser de la position de son père ? Mais elle ne le faisait en général que pour aider ceux qui le lui demandaient ... Certes , elle se faisait , comme Julien , toujours élire déléguée ; certes , sa parole , au Collège , avait un poids plus important que celle de ses camarades , et même , de certains jeunes professeurs : mais comment refuser son mandat à une personne si serviable ? Là aussi , le problème demeure : à quel moment cette jeune fille bascula-t-elle vers la cruauté organisée ? A quel moment trouva-t-elle qu’il était encore plus amusant de blesser que de soigner , voire même que l’on pouvait parfaitement faire les deux , et que c’était indispensable afin de ne pas être détectée , ou d’être soutenue en toute circonstances ? Quelles frustrations la conduisirent à jouer les Démiurges , soignant une Cour tout en navrant quelques victimes ? Le pouvoir pour un jeune adulte constitue un redoutable jouet : l’adolescent exprime parfois de façon extrême les excès auquel conduit celui - ci . Plus exactement , il n’a pas toujours l’habileté de l’adulte qui a appris à masquer sa mégalomanie . Le fit - elle toujours ? Peut-être pas . N’y eut-il pas quelqu’exception dans sa carrière ? Etait-elle double ? Peut-être .

Au Lycée , Christine , mûrie , donna enfin sa mesure : les élèves , là , étaient tous plus ou moins des cas sociaux : elle allait donc pouvoir les « aider » , c’est à dire monnayer , d’une manière ou d’une autre , une influence utile . On peut , du reste , se demander ce qui fonda cette élève moyenne à choisir , ou à accepter un Lycée si peu valorisant . Fut-elle refusée ailleurs ? Peut-être, mais il est certain qu’elle n’insista pas . Orgueilleuse à l’extrême , elle préféra sans doute être la première dans un endroit miteux , que la nième dans un meilleur . Le fait est que les jeunes de milieu défavorisé sont plus vulnérables , plus sensibles à des pressions , plus demandeurs surtout que les petits bourgeois sur lesquels elle n’aurait pas eu la même emprise . D’une certaine manière , Christine se plût à G. : le cas est rare . Elle était déléguée , toujours , invariablement , dans toutes les classes , tous les ans . Lorsque l’on s’appelle Hébert , comment échapper à la tradition ? Comiquement , son frère était lui aussi délégué de la Première, et sa mère , déléguée - parent des deux classes à la fois .. Les Conseils de classe , dans ce Lycée , ressemblaient à des réunions de la famille Hébert , dont les membres , le verbe haut , omniprésents , leurs dossiers à la main , s’adressaient à tous , y compris au Proviseur , avec une certaine amicale condescendance . L’anecdote est savoureuse , et courut partout dans le lycée : un nouveau venu , au cours du premier Conseil , prit Madame Hébert pour la Proviseure , et celle-ci , pour sa secrétaire .

En Terminale , Julien rencontra Christine . Le garçon , devenu , malgré sa misogynie, un Dom Juan courtisé , consentit alors à une relation à la fois déséquilibrée et égalitaire : pour ce macho violent et méprisant , toujours attiré par le sexe , Christine n’avait rien de remarquable , ni de valorisant. Mais elle apportait en revanche , dans la corbeille de noces , le poids d’une famille importante et puissante . Julien ne se fit pas faute de le faire comprendre : on peut même dire qu’il y mit un point d’honneur . Que l’on n’aille pas croire qu’elle lui plaisait , (une jument au menton en galoche , disait d’elle ce gentleman) . Lui , Julien Frossa , méritait mieux . Il voyait en Christine , surtout , la fille Hébert . Amoureuse ou réaliste, elle ne broncha pas . Julien était incontestablement séduisant . Fut-ce la clé de sa rancoeur, ensuite ? Fut-elle profondément humiliée par la petite frappe sur laquelle elle avait jeté son dévolu ? Est-ce le ressentiment , des deux côtés , qui les fonda à faire éclater , ensemble , toute la cruauté qui dormait en eux ? Peut - être . Car Julien, le sexuel (« J’suis un rital , y a que ça qui me branche , c’est normal ») , Julien , qui , à douze ans , dessinait déjà partout (sur des tables , des livres et des voitures) des bites , des seins , des vagins béants, des coïts stylisés , dans toutes les positions , Julien avait tout de même dù mettre de côté ses fugitives mais intenses pulsions pour d’autres , plus attirantes, plus sexy , et qui , évidemment , lui plaisaient davantage : la fille Hébert était à ce prix , intransigeante sur le chapitre . Ce qu’elle ne s’autorisait pas , elle ne l’autorisait pas davantage à Julien . Au fond , disait comiquement ce mufle de dix - sept ans , (dont la vocation , avouée, de maquereau , se précisait de plus en plus ) , c’était un mariage de raison : Christine Hérard n’était pas n’importe qui . Deux jeunes , de dix - sept et dix - neuf ans , à Vitry, dans un Lycée chaud : les mariages de raison ne sont plus ce qu’ils étaient.

Ils avait cependant beaucoup à faire , tous les deux , puisque , décidément , ce n’était pas , pour Julien du moins , la folle passion , et que leur intelligence leur permettait de suivre sans s’éreinter une scolarité normale . Il n’y eut pas à réfléchir très longtemps : cela se fit tout seul. L’entreprise était amusante , agréable , pleine de péripéties supposées : il s’agissait seulement , comme les autres années , mais en plus grandiose , de démolir plaisamment le plus de gens possibles . Des profs , évidemment , mais aussi des élèves , n’importe qui ... Julien consentit à jouer les utilités , à entrer en lice le premier : le rôle ne lui déplaisait pas . Ce joueur savait s’en tirer . Obscène , méprisant, rigolard , interrompant un jeune prof déstabilisé choisi pour cible première , il l’accula finalement à la crise de colère , selon la tactique confirmée de Juliette ou de Sonia . Il est à remarquer ici que ce jeune prof dévoué plaisait infiniment aux élèves , et à Christine en particulier : les tentatives de celle - ci , discrètes cependant , (elle n’était pas éblouissante , et ne se faisait guère d’illusions là dessus) s’étaient soldées par un échec complet . Christine , ayant redoublé une fois , avait dix-neuf ans , tandis que le jeune prof , lui , n’en avait que vingt - deux : à peu de choses près , c’était la différence d’âge entre Julien , plus jeune , et elle . 

Une fois le drame amorcé , Christine , suave (« je suis Déléguée , Monsieur, c’est mon rôle »), joua les conciliatrices : mais , faisant mine d’écraser le coup , elle mit en fait de l’huile sur le feu , feignit le doute , exigea , doucereuse mais insistante , des « justifications » de la part du prof.(« Est-ce votre premier poste ? L’avez-vous vraiment choisi ? Ici , c’est un peu particulier , il faut vraiment la vocation et être solide . Pensez-vous avoir , à vingt-deux ans , suffisamment d’expérience , d’autorité ? ») Elle accentua rudement la pression , coupant la parole, brocardant le prof , jusqu'à ce que celui-ci , ulcéré , la renvoie sèchement à sa place. Servile , sur un simple appel (« on va voter ») , la classe , (ou certains seulement ) protesta : on ne traitait pas ainsi une déléguée . Le chahut était à son comble . Le prof , dépassé , avait les larmes aux yeux . « Navrée » , elle se « dut » d’avoir recours à une instance supérieure , car les choses décidément , malgré sa louable tentative , allaient de mal en pis : le prof refusait de discuter , et il n’était tout de même pas dans ses cordes , elle , simple élève , de régler la question . Surgissant , « inquiète par la tournure que prenaient les événements » , dans le bureau du Proviseur , elle le « supplia d’ intervenir..» Elle lança ensuite , devant celui - ci , la classe entière dans une discussion vide et hypocrite qui était censée mettre les choses à plat : « un débat démocratique , et tout va s’arranger ... »

Ce fut en fait un acte d’accusation que , ni le Proviseur , ni le prof ne parvinrent à infléchir :  ne serait-il pas , en effet , un peu jeune , ce nouveau Maître Auxiliaire ? Avait-il bien en main sa classe ? Préparait-il suffisamment ses cours ? N’avait-il pas quelques problèmes par ailleurs ? Lorsque l’on aime sa matière , est-il possible que l’on ne parvienne pas à ?...»
La mise en jeu de ces Conseils d’Urgence éprouvants et répétés aboutit à la fuite du prof , navré . Il quitta le Lycée , et fila , soulagé , dans le Privé . Exit le prof d’Anglais. On allait voir avec le remplaçant . Il se fit attendre longtemps. Entre temps, il y eut , comme d’habitude , une grève pour en exiger un autre , des manif : l’anglais a un fort coefficient , et le bac menaçait ... Comment pouvait-on laisser des élèves sans prof ? C’était inadmissible ...

Mais à ce jeu , Julien risquait plus que Christine. Côte mal taillée , il avait tout de même du effectuer deux heures de colle après la cabale qui avait coûté son poste au prof d’Anglais . Toujours cynique et soucieux de ses intérêts , il le lui fit observer : il convenait à présent d’inverser les rôles  . N’était-il pas , lui aussi , délégué - en second , il est vrai - ? Il pouvait tout aussi bien jouer l’Auguste et Christine , le Clown blanc ...

Christine accepta , mais en politique fine et prudente , elle ne consentit à se charger que d’un certain prof , qu’elle choisit « facile ». La comédie , lassante pour tous , sauf pour le couple , reprit donc . Mais cette fois , sans qu’ils ne s’en doutassent au départ , elle allait se corser . Contrairement à ce que Christine avait cru , la nouvelle victime se montra pugnace , ironique , et, parfois , à son tour , cruelle : la classe ne put s’empêcher à plusieurs reprises de rire d’elle . Christine y perdit donc quelques plumes et sa haine , au départ sans le moindre objet , s’accrût démesurément : le toro ne voulait donc pas mourir . Pire , il faisait volte face , toutes cornes en avant . Julien dut l’aider , ce qui n’était pas prévu , et aller fausser la donne après . Ce prof - ci , contrairement au premier , ferraillait si ferme qu’ils faillirent se faire prendre : cela devenait palpitant et , pour une fois , nécessitait d’innover . A dire vrai , tous , dans le Lycée , avaient parfaitement compris le jeu de Christine et de Julien , leur surnom de Valmont et de Merteuil le montre , mais , là aussi , l’ensemble n’intervint pas , ou mal , ou trop tard . Du reste, dès le début de l’année , le Proviseur avait averti les nouveaux venus : avec Christine Hébert , attention , il faut éviter les vagues ... Sans plus de précisions . On devait comprendre : mais rien n’était clairement dit . On ne sait jamais .

Là , les choses se gâtèrent donc pour le couple Valmont - Merteuil : le prof , jeune syndicaliste , moins naïf , malgré sa gentillesse, que Christine ne l’aurait cru , ( il faut ici observer que c’étaient presque toujours les « gentils » que ce couple , pervers mais non kamikaze , attaquait ) , donna bien du fil à retordre : il en appela , de  lui - même , aux autres enseignants , au lieu de se terrer , solitaire , et honteux , comme avaient fait les précédents . Du coup , il finit par en mobiliser certains - la coupe était pleine - . I

l recueillit aussi quelques informations cachées sur le passé des deux lascars , constitua un véritable mémoire , l’exposa en salle des profs , retrouva le dossier de Julien au Collège , et , également , contacta le Maître Auxiliaire qui avait fui en début d’année, plus quelques autres tombés aux oubliettes , qui avaient eu à subir leurs cabales , autrefois ... Or, leurs techniques se ressemblaient : Christine et Julien , comme Sonia (chpt 3) , n’étaient pas toujours très innovants . Insolences , bazar en cours , invocation au « Peuple » , drames divers , appel aux Autorités , puis parfois aux parents , et , en cas de nécessité , à l’Inspection ... Les scénarios étaient tous calqués sur le même modèle . Une fois , passe ; deux , passe encore ; mais , lorsque , systématiquement , les histoires se répétaient , avec les mêmes acteurs , cela finissait par devenir significatif . Le puzzle se reconstituait donc petit à petit . Et ce prof - là , décidément diabolique , n’avait pas l’intention de se taire . Il écrivit , en appela lui - même , directement , aux Autorités , prenant de court le couple infernal , puis , aux parents de Christine eux - mêmes . 

Diplomates...
( noblesse oblige) , ils prirent une position mitigée : certes , leur fille , « gâtée, autoritaire , têtue et parfois revêche , n’était pas toujours facile à vivre » , ils en savaient quelque chose , eux , les parents .. Mais enfin , « les enfants , on sait ce que c’est . Au fait , en avez - vous ? Non ? Alors , évidemment , vous pouvez difficilement vous rendre compte ... Ne vous trompez pas : Christine est totalement dénuée de méchanceté , toujours droite , et serviable envers tous . » Ne bombardait-elle pas toute sa famille de requêtes diverses pour ses camarades ? Elle était un véritable service social à elle seule . « En un mot , elle se voit en Jeanne d’Arc »  conclut la mère , ferme et candide à la fois . Verdict sans appel . Par malchance, le SNES lui - même, si discret d’habitude en raison du nom de Hébert , s’était mis à gronder ( faiblement) ... Et les parents de Christine , (sentant le vent tourner ?) , l’avaient tout de même sévèrement admonestée : tous ces datzibao , dans la salle des profs , ce long mémoire sur leur fille et Julien , ne leur disaient rien qui vaille . Elle avait un rang à tenir , un nom à faire respecter .

Ca se présentait décidément assez mal : l’étau se resserrait . Allaient-ils se coucher devant un « salaud » qui les avait si bien manipulés ? Non , décida Julien . Il fallut alors passer la vitesse supérieure . Ils n’avaient plus le choix .

Ils furent servis par un fait divers qui défraya , à ce moment - là , la chronique : dans un IMPP , un éducateur avait abusé de pensionnaires débiles légers . Le procès se déroulait , fortement médiatisé. C’était l’Idée : elle vint certainement de Julien , toujours à l’affût d’histoires graveleuses . Il laissa entendre partout , sans précisions toutefois , et sous le sceau du secret , toujours , que Christine lui aurait avoué , en pleurant , une relation sexuelle avec le prof , relation à laquelle elle aurait consenti , par faiblesse , à force d’insistance de celui - ci , et qui aurait mal tourné . La rumeur se propagea , insistante . Comme toujours en la matière , son origine devenait , au fil des jours , de plus en plus floue . Julien ? Non , une autre élève . D’ailleurs , il ne s’agissait pas seulement de Christine . Qui était l’autre ? Impossible de savoir : une élève de « technique », sans doute , et avec les Musulmanes , on ne pouvait pas risquer de la trahir . Sa vie peut-être était en jeu . L’affaire remonta au bout de quelque temps , forcément , jusqu’au Proviseur . Le cas était grave . Julien , interrogé , feignit l’étonnement , puis , l’accablement , et nia : c’étaient des histoires personnelles , secrètes , pas question de trahir quiconque , du reste il n’avait jamais rien dit ... La manoeuvre était presqu’imparable : ses dénégations violentes et maladroites , et la manière confuse dont elles étaient formulées laissaient planer un doute plus grave qu’un aveu qui eût pu être vérifié et infirmé . Elles faisaient croire en la validité des faits niés , sans que l’on puisse exiger quoique ce soit . « Il devait se taire , il ne dirait rien , même s’il était menacé etc ... » 

Son nouveau rôle de gentleman chevaleresque lui allait aussi mal que possible , mais enfin ... Evidemment , il y eut interrogatoires sur interrogatoires ... Tout le Lycée murmurait . Dans la salle des profs , le malaise était palpable . Déjà , certains se détournaient de celui qui était incriminé : c’était sûrement faux , on connaissait bien Christine Hébert , mais on ne sait jamais . Et puis , il y en aurait une autre en cause . Une Arlésienne que l’on cherchait à deviner . D’autres profs l’assuraient de leur soutien , mais fuyaient dès qu’ils pouvaient le faire sans impolitesse . Christine , interrogée , agit exactement de la même manière que Julien : non , elle ne dirait rien . Qu’on ne la harcèle plus avec une histoire qui ne regardait qu’elle, et elle seule . Elle avait suffisamment souffert de cette rumeur abjecte . D’une manière embrouillée , c’était sa parole contre celle du professeur : mais cette parole elle - même ne disait rien . Que pouvait - on lui reprocher ? Son silence ? Le vague de ses propos ? N’était - elle pas majeure , n’avait - elle pas le droit de se taire ? Quant à l’origine du bruit , il se perdait dans la nuit et le brouillard. Julien ? Il niait . Personne n’osa le citer nommément : celui qui l’avait fait au départ , effrayé , se rétracta : Julien était violent et pervers , et il l’avait souvent prouvé . Finalement , il n’était plus sûr , il ne se souvenait plus très bien . 

Tous , bien que sachant l’invraisemblance d’une telle histoire et subodorant la cabale , mal à l’aise cependant , oblitérèrent l’anecdote . Christine , renversant la vapeur , laissa entendre ensuite qu’elle avait peur , et que c’était la raison de son étrange attitude . Restait le doute , même minime ; mais les ficelles les plus grosses sont celles qui ont le plus de chance de fonctionner . Ce prof ne venait - il pas , précisément , de divorcer ? A ses torts , disait-on . (C’était faux) . Il prit un congé : une dépression nerveuse s’ensuivit . Il ne revint plus de l’année , s’enferma chez lui , n’osant plus sortir dans la rue , ouvrir son courrier et répondre au téléphone . Il était « fini ». Bien peu lui signifièrent leur soutien . Exit le prof d’Histoire . A nouveau , il y avait des grèves en perspectives , des sittings agréables devant le Rectorat à organiser , les médias à ameuter , quelques interviews qu’elle préparait déjà ... toutes choses que Christine , déléguée de naissance , porte - parole et metteur en scène à la fois , apprécie par dessus tout. Peut-être est-ce l’explication de son attitude ? Peut-être y a - t - il un sens à sa perversion ? En effet , pour justifier son rôle de déléguée , pour l’enfler dans ses prérogatives , pour qu’elle ait l’occasion de se montrer utile et valorisée , il faut absolument que les choses aillent mal . Le plus mal possible . Dans le meilleur des mondes , elle n’a plus sa place .

A présent , il faudrait procéder autrement : le risque était trop grand et l’histoire ne pouvait se répéter indéfiniment , identique . Il allait falloir jouer plus serré . C’est là que Christine , ou Julien , eurent une intuition géniale . Ils allaient agir à visage couvert , cette fois : il n’y avait plus moyen de faire autrement . Les cibles furent choisies multiples : d’abord , deux profs nouvellement arrivés , peu connus des autres et encore moins des parents , et ensuite , des élèves , toujours des filles , isolées , timides et naïves, immigrées récentes , Musulmanes si possible , (ou Portugaises , de milieu Catholique rigoriste) , travaillant et réussissant bien , de milieu modeste , peu instruit , voire carrément illettré (cas fréquent dans ce Lycée) , ayant de préférence un petit ami . Les malheureuses ciblées appartenaient souvent aux classes Technologiques , très nombreuses dans ce lycée . Car , avec cette géniale idée , il n’était plus besoin pour Julien et Christine , de restreindre leur champ d’activité à leur seule classe : on pouvait toucher n’importe laquelle . Il fallait d’abord se renseigner sur les notes des contrôles distribués dans certaines matières : c’était facile , Christine avait des antennes partout . Ensuite , lorsqu’une baisse survenait chez une de ses proies , dans une matière donnée , l’astuce consistait à téléphoner (ou à faire téléphoner , on ne le sut jamais précisément) , le soir , assez tard , à ses parents et à demander à parler à la jeune fille . 

La voix qui appelait était toujours , intentionnellement , masculine . C’était Julien , probablement, qui s’acquittait de cette première tâche , facile , avec le plaisir que l’on imagine . Si la jeune fille était là , il raccrochait et c’était partie remise . Un faux numéro .

Mais dans le cas inverse , on pouvait enfin commencer l’attaque : se faisant passer pour le professeur - sans trop de précisions , si possible - , de la matière repérée , Julien (ou Christine , puisque , dans le second cas , il s’agissait d’une femme) , déplorait la baisse incompréhensible des résultats de l’élève : le bac était dans quelques mois, ce n’était pas une plaisanterie. Ensuite , ils questionnaient sans en avoir l’air , les parents , puis , petit à petit, laissaient entendre que leur fille travaillait moins bien parce qu’elle avait, peut - être , tendance à s’amuser un peu trop : des sorties , voire , qui sait ? Des fréquentations ? Tout l’art consistait à suggérer sans rien dire de clair, voire à laisser parler les parents eux-mêmes , trop naïfs pour s’apercevoir de la non conformité déontologique d’une telle démarche . Cela fonctionna à merveille . On peut s’imaginer la délectation du couple lorsqu’ils obtinrent une litanie de griefs envers les malheureuses filles . « Un peu plus de fermeté, que diable : l’avenir en dépendait » . Une vague menace concluait la conversation , dans le but de bloquer des éventuelles récriminations («on ne pourra pas attribuer un avis favorable si cela continue, nous comptons sur vous pour que cela change , sans vagues , car l’exemple , pour les autres , est détestable...» ). Le tour était joué : la plupart du temps , les malheureux remerciaient le « prof » de la peine qu’il avait prise . Aucun (sauf un , mais tardivement) n’eut l’idée de vérifier, de téléphoner au Proviseur le lendemain , ou de demander à rencontrer son interlocuteur . Pour des gens surmenés par le travail et les trajets , le téléphone est si pratique . Le décor du drame était planté . Le scénario qui s’ensuivait était prévisible : une scène plus ou moins violente était faite à la jeune fille stupéfaite (le prof ? Qui ? Il a appelé ? C’est pas vrai !) , qui niait , en vain ... 

Le lendemain , lors du cours du prof mis en cause , les fauves étaient lâchés . Chose stupéfiante mais compréhensible, il n’y eut pas de dénonciation directe , ni de demande d’explication ouverte , du moins pendant longtemps : les jeunes filles avaient peur . Pour une jeune Musulmane récemment immigrée , soumise à sa famille et bridée dans tout son élan vital  , le risque était trop grand de protester : nier des fréquentations masculines , c’est à dire en parler seulement , est dangereux, surtout lorsque l’on en a effectivement , - et c’était , bien sûr , le cas de toutes - , si chastes soient - elles. Mieux valait , sur ce plan du moins, se faire définitivement oublier *. (A la même époque , une jeune Turque fut étranglée par son frère avec la complicité de toute sa famille : elle avait un petit ami). La rancoeur des jeunes filles , néanmoins , était d’autant plus prégnante vis à vis du « délateur » ou de la « délatrice » qui leur faisaient courir un tel risque , qu’elles ne pouvaient la laisser éclater ouvertement : du jour au lendemain , certaines ne saluèrent plus leur prof , le toisèrent , et se mirent à l’observer , en cours , avec une haine non dissimulée , mais une haine dont l’objet réel ne pouvait jamais être avoué (cependant , elles en trouvèrent d’autres , et surent tout de même ameuter la classe contre le traître) . Une faute d’orthographe , par exemple , sur un nom propre , écrit au tableau déclencha une stupéfiante crise d’hystérie de la part de l’une d’elles , habituellement docile : « Vous ne savez même pas écrire , et vous nous accusez de ne pas travailler ... Vous êtes nul etc...» Les deux jeunes prof eurent ainsi à subir un véritable lynchage dont personne ne comprit sur le coup la raison . Une classe sans (trop) d’histoires , (sans les Valmont , en tout cas) , des élèves en principe irréprochables : que se passait-il ? Les profs mis en cause étaient-ils bien à la hauteur ? Christine , déléguée , fût - ce d’une autre classe , proposa , lorsque les choses prirent tournure , ses services de vétérante avisée et écoutée . Elle avait l’habitude : sa mère n’était-elle pas enseignante ? On pouvait tout lui dire . On lui dit « tout » , à elle seule , en lui faisant promettre le silence . Elle s’indigna , augmentant encore la rage des victimes , leur suggéra quelques manières de se venger, et évidemment , se tut . 

A cette époque , il y eut plusieurs actes de vandalisme commis à l’encontre des deux profs : les amis des jeunes filles , sans doute , ou d’autres . Lorsque tout se dégrade , des innocents finissent par agir comme des coupables ...Tout allait de plus en plus mal : c’était merveilleux . Julien et elle se posèrent alors , sans aucune gêne , en arbitres et réconciliateurs d’un conflit dont eux seuls savaient la cause puisqu’ils l’avaient monté de toutes pièces .

L’histoire s’éclaircit cependant , mais tard , à la fin de l’année . Le Proviseur , enfin prévenu , occasionnellement , par un parent (du reste élogieux envers le prof) , s’étonna , en toute naïveté , que cet enseignant , qui cependant avait eu tant de problèmes avec une classe pourtant facile , ait poussé la conscience professionnelle jusqu'à téléphoner régulièrement aux parents , à des heures tardives, pour leur faire part de ses appréciations sur leurs enfants . Il ne l’aurait pas cru si scrupuleux , et du reste , ce n’était peut - être pas une chose à faire . Le mieux est souvent l’ennemi du bien . Mis au courant sur le mode badin , le prof démentit. Le proviseur insista, plaisamment , sans citer de noms . L’enseignant , ulcéré , réitéra ses dénégations , s’étonna , parla . Un Hercule Poirot eut alors une intuition  : Christine et Julien ne s’étaient-ils pas proposés pour représenter les autres délégués , lors des conseils d’urgence qui furent tenus ensuite ? N’y avait-il pas eu , l’année dernière , un étonnant coup de fil , dans leur classe de Première , jamais élucidé , d’un « prof » qui « prévint» qu’il serait absent le lendemain et que le contrôle prévu le matin était donc reporté ? Petit à petit , l’histoire se précisait enfin .

Mais ce fut Julien lui - même , un peu plus tard encore (en fin d’année , le risque de représailles est quasiment nul ) , qui ne put s’empêcher , devant un loubard du LEP accusé d’avoir saccagé la voiture d’une prof , de s’exclamer , qu’il y avait « des moyens beaucoup plus efficaces et surtout sans danger de démolir ceux - ci , sans même bouger de chez soi » . Questionné avidement , il s’expliqua , avec une certaine fierté , s’attribuant même la paternité de l’idée, et le mérite de l’avoir menée à bien quasiment seul . L’histoire fut colportée . Mais que pouvait - on lui reprocher ? Une blague de gamin ? Voilà tout . Un peu sophistiquée , certes ... De plus , il était trop tard : le bac était imminent et il ne convenait pas de se lancer dans une enquête compliquée, qui troublerait encore les consciences , et n’apporterait rien de plus . Profits et pertes. Une simple affichette fut apposée au Lycée , rarement lue , et un vague communiqué dans la presse locale fut envoyé , expliquant l’usurpation d’identité au téléphone ... 

Mais , des deux jeunes prof mis en cause , l’une fut durablement perturbée . L’autre , plus fort , résista , mais mal ... Et surtout , que de drames , peut-on deviner, agitèrent les familles immigrées  (musulmanes !) qu’ils avaient ciblées... Christine et Julien obtinrent leur bac , au grand soulagement de tous . Leur tableau de chasse, cette année - là , était de quatre profs , et de plusieurs camarades . (Les autres années , il était moins riche). Leur pari était tenu : ils avaient fait mieux , sans jamais s’être fait prendre ouvertement ... Et s’étaient même offert le luxe de se dévoiler impunément à la fin : car où est l’intérêt de tant d’efforts s’ils demeurent cachés ? La plainte déposée par l’un des profs , pour usurpation d’identité , n’aboutit jamais . Dans ce quartier, vols , violences , expulsions , viols mêmes , accaparent totalement la police .

Julien est en prépa de Commerce . Une bonne élocution , du bagout , un charme qui s’adoucit un peu , des dons réels en mathématiques , de l’astuce , de l’inventivité , et surtout beaucoup d’ambition : il réussit bien . Le personnage a changé : il ne joue plus les Valmont , mais les Julien Sorel , en plus adroit . Les choses sont devenues sérieuses à présent . Il vise une école de Commerce : il veut gagner de l’argent . Christine , elle , fait des études de psychologie : elle veut devenir thérapeute ... Pour aider les autres dit-elle (!), ce qu’elle a toujours fait ... Ou encore , elle envisage de se lancer dans une carrière politique , évidemment dans un but généreux  : dans sa famille , c’est presqu’une vocation naturelle , on l’aidera ...  Son nom constitue un atout. Mais elle est triste : Julien l’a quittée sans états d’âme , le jour même où il a quitté G. Elle ne pouvait plus lui servir . Il semble avoir complètement oublié le lycée peu prestigieux et laisse entendre qu’il a effectué sa scolarité à Romain - Dubois , juste à côté . 

La page est tournée : Christine fait parti de la page . A présent, il fréquente la première de sa prépa , une belle fille issue de Carnot , qu’on lui envie , et qui est en même temps la fille de l’un de ses profs . Son côté Julien Sorel se précise , le romantisme en moins : grâce à sa nouvelle Mathilde, s’il parvient à oblitérer son côté petite frappe , il réussira à se placer. Pour Noël , il s’est fait inviter chez ses grand - parents en Sologne . Ce sera le moment décisif .

* Certaines élèves musulmanes étaient menacées d’être renvoyées dans leur pays d’origine pour y être mariées à quelque promis inconnu qui les y attendait de pied ferme ... Le cas s’étant produit effectivement , toutes vivaient en permanence avec cette épée de Damoclès au dessus de la tête . Leur seul atout : une tenue parfaite , et des études réussies ... C’est dire l’importance pour ces jeunes filles d’être irréprochables sur tous les plans , et leur peur lorsqu’elles ne l’étaient pas tout à fait: leur silence devant leur « délateur » lui même s’explique ainsi . On mesure là toute la perversité de Julien et de Christine , qui savaient parfaitement les conséquences possibles , pour leurs victimes , de leurs « dénonciations » .


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Solitudes à deux

On le voit ici , les dysfonctionnants pervers ont besoin de l’isolement de leurs victimes. Les blessures les plus graves sont toujours infligées en aparté , ou , comme par accident (une gaffe) ou encore , carrément , à visage couvert . Seule la cible connaîtra les tenants et aboutissants de l’histoire , ainsi que le coupable évidemment . Mais qui pourra les départager ? Dans presque tous les cas cités , la victime ne put jamais parvenir (sauf si le coupable , sûr de l’impunité , par défi ou vantardise , se dénonce lui - même , cf Julien ) , àconvaincre et à expliquer sa souffrance aux autres , les causes de celle - ci , et encore moins à les rendre solidaires d’elle. C’est ce point qui pose problème . Pourquoi ce fréquent (mais pas constant) défaut de « compréhension » et de solidarité ? Et surtout , pourquoi cette extrême tolérance vis à vis du coupable , même démasqué , reconnu ?

C’est que la victime dérange car elle remet toujours en cause un consensus avec lequel tous vivent « bien », ou dont ils s’accommodent . Si elle a pu être blessée , c’est que quelqu’un a pu le faire ; c’est donc que c’était possible , et aussi, qu’elle était vulnérable . Si c’est possible , c’est que quelque chose ne va pas dans le groupe entier . Ce quelque chose , il faudra donc le modifier .S’y atteler n’est pas donné à tous : il faut du courage , et surtout posséder un peu de pouvoir . La paresse ou l’impuissance (fût-elle illusoire) fonde souvent à occulter un fait gênant qui requerrait trop de tracas , de travail , de soucis . D’autre par , si la victime est par trop vulnérable , cela signifie qu’elle dysfonctionne aussi : c’est alors plus ou moins une caractéristique qui lui incombe seule . Elle ne représente donc pas un élément facile et agréable à fréquenter . Etre un héros ou être simplement généreux n’est pas le fait de tous . Si on pousse les choses jusqu'à l’extrême , le choix qu’exige la victime (ou plutôt sa situation) , de la part des autres , est celui de l’héroïsme ou de la lâcheté : un torturant dilemme . A la limite , s’interposer entre un furieux et celui qu’il menace , est un acte dont peu sont capables . Descendons d’un degré : être simplement solidaire , après coup , d’une victime est parfois fallacieusement perçu par certains comme un acte d’héroïsme identique . Ils s’indignent alors contre la victime , qui ose le leur demander . La faiblesse effraie les faibles : on s’éloigne donc de ceux que l’on suppose tels . Car on croit souvent que les victimes sont , par nature , des faibles (ce qui n’est parfois pas exact) . Les expressions américaines de looser , cruelles , sont révélatrices , et de plus en plus usitées . Le mot - même de victime revêt une connotation péjorative : il s’agit du « pauvre type » , celui que l’on plaint , avec un sous - entendu de mésestime . De plus , employer le mot de « victime » seul , sans complément, ce qui est fréquent , tend à transformer une situation particulière en un état d’être intime et définitif de la personne qui la subit . Cela rend le terme insupportable , quasi insultant , et humiliant pour celui auquel il est adressé . Miséreux , misérables , les mots , là aussi , sont à double - sens .

D’autre part , la « victime » est toujours celle par qui arrive le scandale . Or , celui - ci fait horreur : il est même , littéralement , soumis à la malédiction divine : « Malheur à celui par qui arrive le scandale » disent les textes sacrés . Il est significatif que , dans la formule , il ne soit pas précisé de quelle manière il arrive et comment on y a été impliqué . Un viol par exemple , est un scandale. Mais celui-ci concerne à la fois le violeur et le violé : or , ils se situent aux antipodes . Il peut alors s’effectuer un amalgame pervers entre les deux protagonistes , que le mot - même de « scandale », par son imprécision , rend bien . Du reste , dans certains pays Arabes, une jeune fille violée est tuée par sa famille , pour « l’honneur » : ici , l’amalgame est absolu entre le coupable et sa victime et c’est celle - ci que l’on choisit d’éliminer . Etre l’ « objet d’un scandale » , être « mêlé à un scandale » , être « témoin d’un scandale » est donc , de toutes manières , perçu comme infamant . Coupable ? témoin ? ou victime ? Mystère : on tend par conséquent à fuir toute « implication » , fut-elle comme défenseur d’une victime . Donc à fuir la victime . L’inquiétude , la répulsion , la colère parfois que subit la victime s’expliquent . Male victis .

L’idée que tout dol est un dol qui concerne l’ensemble , récente , est à double tranchant . Certes , on le conçoit : « cela pourrait arriver à n’importe qui » . La victime , pour mieux se faire comprendre , pour être soutenue , le dit toujours , et elle a raison : le mal fait à l’un est aussi , potentiellement , celui fait à l’autre , c’est à dire à tous. Mais justement : si cela peut arriver à n’importe qui , certains se taisent et se terrent , précisément pour que cela ne leur arrive pas . Ainsi les paysans Polonais d’Auschwitz , voisins du camp , (cf le film de Lanzmann ,Shoah) , se tiennent cois, effrayés pour eux , le sort des Juifs étant le cadet de leurs soucis . L’individualisme à courte vue prime , chez les gens frustes , sur la rationalité solidaire . Ceux qui possèdent une parcelle de pouvoir , parfois , régissent mieux , devant des dols qu’ils savent pouvoir atténuer , ou punir , que les démunis , dont la révolte est superficielle.

Le coupable , lui , en revanche , semble plus intéressant , et surtout moins lourd à porter . En règle générale , il se porte seul , et souvent fort bien . D’autre part , il ne remet rien en cause : il agit pour son propre compte , ne demande pas d’aide (du moins pas ouvertement) , et n’affiche pas à tout bout de champ des principes moraux impératifs qui culpabilisent , lassent , effraient et finalement exaspèrent . De plus , il est souvent meilleur convive que sa victime : et on aime toujours mieux rire que pleurer . Par exemple , l’histoire immorale , « drôle » , dont Juliette est l’héroïne, et que relate souvent sa famille , s’en délectant avec un brin de cruauté , on pourrait tout aussi bien l’écrire autrement , vue du côté le la victime , le vieux magistrat dupé : mais alors elle ne serait plus une comédie , mais une tragédie , et elle serait moins souvent ressassée , car elle mettrait mal à l’aise . La voici , tout aussi plausible : Un Hérode dur mais naïf se laisse prendre aux filets d’une Salomé missionnée par sa mère , une Hérodiade cruelle et machiavélique .. La jeune fille , après la danse des sept voiles, soutire habilement à sa victime éperdue d’amour , des informations secrètes dont Hérodiade va aussitôt s’emparer pour gagner injustement un important procès . Evidemment , Salomé , immédiatement après , se rit de lui : qu’avait-il cru , le vieux imbécile ? Le malheureux a donc tout perdu : honneur , (il a commis une faute professionnelle grave) , amour , considération de ses pairs ... Et il ne lui reste plus qu’à périr etc .. L’histoire ainsi écrite est , au fond , exactement identique . Mais le vieux juge ne l’écrira jamais : les victimes se taisent , pour ne pas paraître ridicules , faibles ou pitoyables , voire susciter chez d’autres , à leur encontre , des vocations analogues... Quel magistrat avouerait s’être fait piéger par une jouvencelle de seize ans lancée dans ses jambes par sa mère , et avoir , pour elle , violé le secret professionnel ... pour se voir éconduit , aussitôt son rôle rempli ? La honte ici semble être davantage du côté de la victime que du coupable , du moins lorsque l’acte commis n’est pas trop grave . Dans le cas cité , comme souvent , la victime est également un peu coupable , (ou se croit telle) , ce qui lui interdit toute velléité de publicité : le pervers , astucieusement , utilise une faille qu’il a détectée chez sa proie , et l’augmente pour l’exploiter à son bénéfice . La mère de Juliette , ayant remarqué l’intérêt que portait le vieil homme à sa fille , a su l’utiliser : elle peut être tranquille , il ne se vantera pas de sa mésaventure . Elle le « tient » à présent , autant qu’il l’a tenue . Reste que cet « intérêt » était , en un sens , malvenu , intempestif , voire « coupable » . Un à un . Silence et discrétion .

Personne n’est concerné ni impliqué dans les cabales du coupable , croit - on . On peut cependant s’indigner généreusement , le plus souvent en son absence ou dans l’intimité : cela ne prête pas à conséquence puisque c’est nous qui nous indignons , et que nous le faisons en privé . Certaines classes sociales sont coutumières du fait : la catharsis représentée par ces séances tartarinesques de « Je vais y dire ...Si tu crois que je vais me gêner pour y dire...» atténuant l’humiliation de ne rien avoir pu dire réellement . Il s’agit d’une indignation à vide , personnelle et intime , inopérante , purement théâtrale qui s’associe souvent à une prégnante pleutrerie dans les actes réels . Lorsqu’il sera temps , on cessera de s’ indigner et on retournera à ses affaires . Mais si la victime requiert des actes en rapport avec ces propos , son exigence paraîtra gênante , révélant alors la vaine hâblerie . Elle sera énergiquement rabrouée : voire même accusée . Contrairement à la victime , le coupable n’en appelle jamais aux autres , ou rarement, seulement lorsqu’il se déguise en victime , ( Christine par exemple ) . Mais comme il s’agit d’un jeu , qu’il conduit seul , il est subtil et jamais il n’insiste . De fait , il dérange moins que celui qui , éperdu , harcèle , prie , supplie plus ou moins que l’on intervienne efficacement pour l’aider . De plus , il est des souffrances sur lesquelles on ne peut agir , des problématiques qui échappent à l’humain , des dols définitifs et irréparables . Avouer son impuissance est humiliant . On évite donc la victime . Si elle insiste , on l’agresse parfois , en lui reprochant illogiquement son dol. Les victimes de viol , par exemple , durent longtemps subir d’infamantes questions visant à leur faire admettre qu’au fond, elles avaient plus ou moins cherché ce qui leur était arrivé .

Lorsque , par exemple , Sophie subit les menaces de mort réitérées de Suellen , par son mari interposé , tout le quartier , sauf une ou deux exceptions notables , se replia sur lui - même : certains , les mêmes qui l’avaient chaleureusement saluée auparavant (Sophie , dans le village , était une personnalité appréciée) , s’éloignèrent d’elle discrètement ou ostensiblement . Les propos tenus à son encontre se situaient sur trois niveaux bien distincts : « On ne veut pas d’histoires » (sous entendu vous en causez) , ou encore : « après tout , on ne sait pas ce qui s’est passé .. » et enfin : « je ne veux pas me mêler des affaires qui ne me regardent pas » . La notion de « faiseuse d’histoires » correspond à celle de scandale . Certes, Sophie « faisait des histoires » : plus exactement « on lui en faisait .» Peu importe , c’étaient toujours « des histoires » . Les gendarmes eurent une attitude plus nuancée , plus logique aussi : comment avait - elle eu l’innocence , observèrent - il, moqueurs , de laisser sa maison à des gens comme « ça » ? N’était elle pas un peu naïve ? ( Mais l’eût - elle refusée qu’on l’eût taxée de sécheresse de cœur). Ce qui lui arrivait à présent n’était - il pas prévisible ? Ou alors , n’y avait - il pas autre chose qu’elle ne disait pas ? Le soupçon , là aussi , comme dans le cas des victimes de viol , fut semé . Mais , Suellen , retorse mais naïve à la fois, n’était pas Julien : elle n’eut pas l’idée d’enfoncer un coin dans la fissure présentée . Julien, dans des circonstances analogues , eût trouvé « bien des choses , en somme , en variant le ton .. » et il aurait sans doute , mieux qu’elle , tiré son épingle du jeu .

La seconde réplique (« on ne sait pas ce qui s’est passé ») , logiquement fautive , visait à justifier la mise en retrait , faute d’information , de celui qui l’énonçait : mais, comme c’était justement cette mise en retrait qui avait généré le défaut d’information, du reste douteux , l’argument nécessitait la troisième proposition, le sempiternel « Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas» , pour tenir droit . Prémisse qui se donne pour conclusion , cette réflexion clôt tout débat . C’est la clef de voûte qui permet à l’ injustice de perdurer dans l’indifférence générale ; les hommes étant répartis en plusieurs compartiments étanches , on ne saurait sans incorrection pénétrer dans celui qui n’est pas le nôtre , quoiqu’il s’y passât (surtout si cela prend mauvaise tournure). Tout dépend de la manière dont on trace les limites de « son » compartiment , et de qui on y inclut . La famille ? Les proches ? Les amis ? Le groupe religieux ? National ? Les hommes dans leur totalité ? Les êtres vivants tout entiers ? Plus les gens sont frustes , et plus le compartiment qu’ils s’attribuent est restreint (à la limite , pour certains pervers , à l’intérieur , il n’y a qu’eux) , et moins la solidarité sera de mise . Le plus important de ces compartiments est évidemment la famille .. Cela convient à ceux qui n’ont guère envie d’intervenir, qui transforment ainsi leur désengagement en principe éthique . Il faut remarquer que l’idée que l’on ne doive pas se mêler des affaires des « autres » , parfois sincère , provient alors de la confusion entre « bavardages » et « engagement » , vaines paroles et actes efficaces , chez ceux qui ont du mal cerner la notion de solidarité morale ; des êtres parfois plus frustes et naïfs que réellement pleutres . Le passage de la parole à l’acte est , chez certains , insurmontable voire inenvisageable . Plus tard , toujours plus tard ...

Il faut remarquer que c’est au moment où ses affaires s’arrangèrent que certains basculèrent petit à petit , mais de plus en plus nettement , vers Sophie . La pierre angulaire fut l’officielle expertise de la limite du Mas par des géomètres . Ainsi vont les opinions : la victime isolée sera rarement soutenue : même si un furieux armé l’agresse publiquement , il sera énoncé qu’ elle fait des histoires , que l’on ne sait pas très bien ce qui s’est passé , et surtout que cela ne nous regarde pas ..  Cependant , dès qu’elle est plus ou moins parvenue à se dégager de sa funeste position , alors , les suffrages vont affluer . Elle n’est plus aussi faible : on peut donc l’aider . Tout comme on ne prête qu’aux riches , on n’aide que ceux qui , d’eux - mêmes , remontent la pente . Mais pour ce faire , il leur faut souvent se servir des mêmes armes que les pervers . Donc ce n’est plus , à strictement parler , une victime que l’on aide , mais une ex victime devenue plus ou moins , à son tour , « coupable ». Ainsi Sophie , soumise au chantage depuis des mois , finit - elle par faire de même : ce fut elle , en définitive , qui fit chanter , avec succès , Suellen . Et ce fut alors , et alors seulement , que le consensus lui fut totalement favorable . 

Car le public , au fond , est « juste » : il n’aime pas les histoires qui vont à l’encontre de la morale , et veut toujours que les « bons » gagnent . Il ne lui déplaît pas de voir les pervers châtiés , quels que soient les moyens employés : peu nombreux sont ceux qui osent lutter , mais en revanche , lorsque l’histoire se met à s’infléchir dans le bon sens , le public exulte d’autant plus qu’il n’a pas eu à mouiller sa chemise . Comme dans un spectacle dramatique , où , à l’aise dans son fauteuil , il vibre avec les « bons » contre les « mauvais » , il se réjouit sincèrement du happy end qui s’esquisse , voire y participe in extremis . L’ honneur est sauf . Ainsi firent les Résistants de la dernière heure . Ainsi firent les villageois venus assister au bornage .

Ce fut un Clochemerle héroïco - dramatique . Sophie avait posé une pierre à l’endroit de la limite violée. Lors du tirage de la ligne, avec les mires , le suspense fut digne d’un film policier . Un des géomètres , armé de son viseur , calculant sa position avec deux confrères situés plus loin , descendait de la montagne , marquant à chaque fois la ligne petit à petit retrouvée . Lentement mais inexorablement , il avançait vers le point litigieux essentiel , indiqué par la pierre  , situé sur le chemin ... où le voisinage , en haleine , attendait , observant , attentif , tendu : on aurait entendu voler une mouche . Les expressions des spectateurs se modifiaient cependant insensiblement . D’abord , il y eut le sérieux inquiet typique de paysans soucieux de Justice et de propriété , mais méfiants envers une technique complexe et surtout peu soucieux , pour la plupart , de prendre ouvertement parti . On ne sait jamais . Puis , des sourires fugitifs, un peu moqueurs , à l’encontre de Suellen , se dessinèrent . Ensuite, ce furent carrément des rires sous cape , et enfin, certains manifestèrent de plus en plus ouvertement leur position , soulagés au fur et à mesure que la limite retracée par l’homme de l’art semblait piquer en droite ligne vers la pierre de Sophie . Les « suppositions » allaient bon train : - C’est dans l’axe ! » s’exclama soudain un vieil homme qui , depuis la pierre , visait , à l’œil nu, le technicien plus haut situé . Cela devenait en effet , à chaque borne posée , de plus en plus évident . C’est à cet instant seulement qu’il avoua , à mi - voix , à Sophie , avoir «toujours  été choqué par l’arrachage des arbres... Mais vous n’ étiez pas là , alors ... », laissant entendre qu’il ne lui avait pas été possible de faire mieux contre de si redoutables voisins qui le jouxtaient lui aussi , mieux que de s’indigner silencieusement . L’arpenteur , indifférent et professionnel , sans se hâter , descendait toujours : plus que vingt mètres, plus que dix mètres... Dès lors , cela ne fit plus l’ombre d’un doute... et les langues se délièrent tout à fait : le soulagement était presque palpable. De nombreux « c’était bien ce qu’on pensait » fusèrent , de ça de là , de plus en plus fortement , un ouf indigné enfin fut même parfaitement audible ... Mais jusqu’alors , il n’y avait eu que le silence et l’embarras... La ligne aboutit en effet exactement sur la pierre posée par Sophie , qu’il fallut enlever pour poser la dernière borne . Plusieurs s’en chargèrent avec une joie presqu’ enfantine . Les choses , enfin , revenaient en l’état. Les filous étaient déconfits , les « bons » gagnaient ... Bonnes gens ...

Or, ce « suspense » n’avait en réalité aucun sens : tous savaient en effet parfaitement où se trouvait autrefois l’arbre dessouché , et personne n’ignorait que la pierre posée par Sophie était exactement à la place de celui-ci . L’argument , du reste inconstant « on ne sait pas ce qui s’est passé » était fallacieux . Il fallut pourtant le verdict de techniciens , la victoire légale et attestée du « Juste » pour que les voisins unanimes osassent  « avouer » leur indignation . Se révolter seul et publiquement , surtout lorsque l’injustice ne nous concerne pas directement , semble dangereux : de soutien , on risque de finir par devenir victime à son tour . Les démunis attendent donc souvent , pour laisser libre cours à leur révolte , des éléments indiscutables , issus de Puissants incontestables , ou du moins , que d’autres commencent . Cercle vicieux : personne ne prend le risque d’être le premier donc personne ne commence . Et lorsque ces éléments surgissent , alors , la victime ne l’est déjà plus .

Lâcheté ? Peut-être . La victime au départ est souvent mise au ban , elle n’ose parfois même plus sortir . C’est le but . On l’a vu , Julien choisit ses proies systématiquement parmi les «nouveaux », ou les immigrés , ceux qui ne sont pas encore suffisamment intégrés au groupe pour que la confiance soit de mise envers eux : on pourra toujours mettre en doute leur parole . Suellen attaque seulement lorsque Sophie , longtemps absente , s’est un peu coupée du village . C’est une demi - erreur car certains , tout de même , ne l’ont pas tout à fait oubliée et il la soutiendront un peu.

D’autre part , on le voit ici , la victime ne rallie les suffrages que lorsqu’elle se décide à agir exactement comme son tourmenteur . L’histoire n’est guère morale , et salue toujours les vainqueurs . Les Saints , en définitive , ne sont appréciés qu’ après coup , dans les livres d’histoire religieuse . En général , morts . Stricto sensu , on peut donc dire que la victime en tant que telle est seule à se battre, de toutes les manières possibles . Mais alors , vaut-elle mieux que son tourmenteur ? N’y a-t-il pas un risque d’abus ? Sophie par exemple , n’a - t - elle pas profité de son intelligence mieux rodée , de sa culture , de sa sagacité , de son argent ? Sans doute . Si l’histoire finit « bien » , c’est que Sophie , malgré les menaces et les tentatives d’agression , n’est pas tout à fait une victime . Si celle - ci avait été issue du même groupe social que Suellen , elle n’eût sans doute jamais pu faire valoir son droit , et eût probablement été définitivement spoliée , sous le regard navré certes , mais silencieux , de tous . Comme dans le cas des coups de téléphone usurpant l’identité d’un prof , (Cf Julien) , la justice a plus important à faire que de se soucier de « vétilles » , de « blagues » de gosse , ou d’un simple viol de propriété sans « gravité » , quelles que soient les conséquences de ceux - ci . C’est ainsi que la plus grande partie des actes pervers lui échappent : c’est même tout l’art de celui qui s’y livre que de s’assurer de l’impunité . Le vrai pervers sait se mettre hors d’atteinte : Julien , par exemple , ne sera jamais puni pour ce qu’il a fait . Au contraire , s’il s’en vante , c’est pour obtenir un bénéfice secondaire , l’admiration apeurée qu’ils suscite chez ses camarades dont il veut faire des émules . Suellen , elle , moins rodée , a seulement commis un défaut d’appréciation . Elle s’est crue plus forte qu’elle n’était : mais en tout état de cause , son chantage opéra tout de même puisqu’ elle obtint une somme , ridicule certes , mais le symbole y était , d’argent , pour partir .

Du caviar à la soupe aux choux

Dans le couple , on assiste à la même démarche , parfois , chez un membre, voire chez les deux . Toute relation strictement duelle , en effet , est inquiétante : tout peut se passer derrière des murs , et la victime ne pourra en appeler à personne . C’est le sens de la fameuse formule de Gide « Famille , je vous hais » . Autrefois , lorsque la famille était étendue (parents , beaux - parents , grand - parents , fratries des deux côtés) , le problème était moins aigu : avec sa réduction à deux éléments , les rapports de force peuvent perdurer et brimer l’un des membres sans que jamais rien ne soit détecté ... Il faudra longtemps pour démêler un écheveau embrouillé .

Alain , par exemple , comme beaucoup d’hommes , fait régner chez lui un malaise qui , lors de ses moments de déprime , de plus en plus fréquents , s’apparente à une sorte d’intense angoisse , et même de terreur « blanche » , que l’on pourrait dire non violente . Affable en apparence , de bonne compagnie , ce fils de bourgeois ne supporte aucune remise en cause , si minime soit - elle . Son éducation privilégiée a fait de lui un être à part , à la fois fragile et démesurément fort , attachant et insupportable . Il est un Nanti de Naissance , n’y attache aucune importance , se moque de lui - même , brocarde sa famille d’origine (en l’absence de celle - ci) , se prétend totalement détaché de celle - ci ... Voire... Son attachement aux valeurs de son Clan ( c’est à dire à sa propre valeur) est profond , inexpugnable . Cela le protège contre les aléas de la vie quotidienne , du moins en principe . Son enfance fut un feuilleton rose à la Lichtemberger (Mon petit Trott) : pas de soucis d’argent , au départ , une vie de colonial , facile , où les serviteurs , déférents , étaient nombreux , des parents attentifs , des « nurses » aimantes et indulgentes , des études mollement menées , (mais menées tout de même) , entre villégiatures et clubs de sport , sous un soleil toujours radieux , au bord de la mer : tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes . Comme ses pareils , il n’a aucune idée de la chance qui lui incomba , considérant que tout ce qu’il avait eu était naturel , normal, pour l’unique héritier d’un nom , dans son pays , prestigieux . Une légère baisse dans son niveau social le toucha : pas trop, mais pour le fils D. , il était tout de même nouveau de ne plus pouvoir se permettre les meilleurs restaurants , les hôtels de luxe ... Tout ce que d’autres eussent apprécié avec joie lui apparut alors comme une relative déchéance , mais une déchéance à laquelle , bon Prince , il consentait de bonne humeur : en un sens , cela le changeait , et parfois , le changement n’était pas pour lui déplaire , mettant une pincée de sel dans une vie radieuse mais un peu monotone . A la longue , le caviar , cela lasse . Il s’aigrit toutefois , légèrement . Mais , cause ou conséquence de son arrogance ? il eut toujours la « baraka » . Les deux sans doute : à force de croire que tout lui était du , il finissait par en persuader les autres et obtenir , sans coup férir , tout ce qu’il désirait . Modérément : car , à une exception prés , Alain , ayant toujours eu d’emblée ce que d’autres guignent désespérément toute leur vie , n’est pas un passionné et désire mollement . Il ne se bat pas , n’a jamais l’idée qu’il faut le faire ... Les choses , et les gens , doivent lui arriver seuls . Lui , simplement , il est là. Sans les attendre , du reste , car Alain n’attend jamais .

Le cas est rare : il obtint , dès qu’il s’y « résigna » , un travail bien rémunéré , sans même avoir à le chercher , ni , (trop) , à faire jouer d’utiles relations. Là encore , ce que d’autres eussent souhaité avec pugnacité , il le perçut comme un pensum un peu honteux auquel il ne consentait que provisoirement , puisque décidément les affaires familiales s’étaient gâtées . Il en fut de même dans tout ses engagements ensuite .

Sincèrement amoureux , il réussit in extremis à épouser la femme qu’il aimait . Ce fut le seul moment de sa vie où il faillit perdre , car il la fit attendre longuement , si longuement même qu’elle se décida à en épouser un autre plus empressé . Pouvait-elle supposer qu’il l’aimât tout en se montrant aussi désinvolte ? Le drame couva : pour la première fois , Alain était malheureux . Quelque chose n’avait pas fonctionné comme cela se devait. Anne ne l’avait pas attendu ... « Versatile » , pensa - t - il , elle n’avait pas eu confiance en lui . « Je t’aime » lui avait il dit : mais , après cette déclaration définitive , il s’était tu plusieurs mois . Il ne vint pas à l’esprit d’Alain que son attitude était humiliante et que lui - même ne l’eût jamais acceptée de quiconque. Anne n’avait pas compris ses hésitations : tant mieux , du reste , car si elle l’eût fait , elle se serait détournée de lui définitivement . Pourquoi une telle hâte de sa part ? pensa Alain , en dépit de toute logique . Pourquoi ne lui avait - elle rien dit auparavant ? Il allait justement se décider enfin lorsqu’il apprit accidentellement son mariage ... Douleur et déception infinie .

Mais , au fait , pourquoi avait-il tant attendu ? Anne n’était pas de son milieu : il lui avait fallu bien réfléchir car la mésalliance allait sûrement blesser les siens ... Seulement voilà : il avait trop réfléchi. Il s’était alors passé cette chose proprement inouïe : elle en avait choisi un autre , le laissant , lui , Alain, en plan . Il fut obligé alors , pour la première fois de sa vie , de se remettre en cause : il aurait du se déclarer plus tôt . Venir la voir . Lui écrire . Lui répondre . Car Alain , s’il aime recevoir des lettres , lui , n’écrit , ne répond , jamais . C’est inutile . Sa remise en cause fut brève , car la chance lui sourit à nouveau . Une chance inouïe , et , cette fois , il en fut conscient : Anne divorça . Alain fonça à M., chose exceptionnelle chez lui . La seule expérience désagréable de sa vie , la perte d’Anne , lui avait enseigné que les gens parfois , incompréhensiblement , pouvaient ne pas l’attendre éternellement. Il prit le train . Il ne lui fallait pas perdre une minute . Il la perdit cependant , arrivant en retard au rendez - vous : Anne , dépitée , était repartie à cent kilomètres de là , d’où elle était venue exprès pour le voir . Mais cette fois , il téléphona longuement , se fit excuser , raconta quelques histoires , et insista tant qu’il en obtint un autre . Il consentit même , chose rare de sa part , à attendre deux jours , car Anne ne pouvait ou ne voulait revenir immédiatement ... Il finit par la reconquérir , ce qui ne fut pas facile : elle était aigrie , lui reprochait ses hésitations passées , dont il se garda bien de lui exposer les raisons . A force d’insistance , il gagna cependant , l’épousa , et oublia aussitôt sa terrible mésaventure , définitivement enfouie dans les oubliettes de son château fort intime . Car Alain a le don de ne plus se souvenir , réellement , de ce qui le dérange , de ce qui remet en cause une image qui , quoiqu’il en dise , lui colle au corps . Ce n’est pas une pose : il oublie réellement . Lors de leurs querelles ensuite , il laissera , sans la reprendre , sa mère laisser entendre lourdement qu’Anne lui aurait mis le grappin dessus , se contentant de sourire d’un air absent . Car Alain est distrait . Il oublie , il a oublié , tout oublié : ses tentatives , ses voyages répétés à M., les réticences d’Anne , son insistance à lui , son soulagement enfin lorsqu’elle finit par consentir ... Il ne se souvient décidément que du début de l’histoire , au moment où Anne , amoureuse , attendait , à M. , en vain , un signe de lui ...

Cela explique que , dans leur vie de couple , ensuite , il se montrât à la fois agréable convive et d’un égoïsme sans égal . Il choisit lui - même leur appartement . Anne consentit certes , mais fut un peu blessée qu’il ne lui demandât réellement , à aucun moment , son avis . L’appartement était situé , comme il se devait , tout à côté du travail d’Alain : il était normal de lui éviter de longs trajets , toujours éprouvants , à Paris . La question , du reste , ne fut même pas posée . Tout était naturel . Puis , Alain eut des occupations, puisque décidément  son travail , privilégié , était peu prenant : des voyages , pour régler certaines affaires familiales , lors de ses vacances , l’accaparèrent . Qu’à cela ne tienne : Anne l’accompagnerait . Elle consentit avec joie , au début . Ce furent alors de curieuses vacances qu’il lui imposa , durant lesquelles elle devait passer la plupart de son temps à faire le chauffeur et à attendre , en bas des immeubles , qu’il ait enfin terminé ses rendez - vous : «Je n’en ai que pour dix minutes , après , on ira manger à la plage ... » Les dix minutes devenaient trente , soixante , une ou deux heures ... Le sempiternel « Je suis désolé , c’était plus important que je n’avais cru » était toujours suivi d’une explication embrouillée à laquelle elle ne comprenait rien . Dans toutes ses relations avec les autres, c’est une constante , Alain fait attendre , bien que lui ne supporte pas la réciproque. Il « s’excuse » cependant avec brio : il est passé maître dans cet art . Un jour cependant , Anne ne l’attendit pas , et démarra . Il fut sincèrement inquiet (et puis il avait du se résigner à chercher un taxi) : il s’agissait d’une imprudence grave dans une ville où il était connu , Anne risquait de se faire kidnapper ... Qu’elle l’eût risqué de la même manière , seule dans la voiture , dans un quartier populaire , ne lui effleura pas l’esprit . Finalement , Anne écourta son séjour , et ne revint plus . Alain partait donc seul , revenait heureux et fatigué , de plus en plus distant . Anne se lassa , menaça de le quitter : ils n’avaient pas une vie de couple normale . Alain temporisait. Ce n’était pas sa faute : il avait des affaires à traiter , non directement pour lui , du reste , mais pour sa famille ... Il n’y pouvait rien : elle devait accepter . C’était ainsi . Il lui reprocha d’être possessive , infantile...

Ce qui devait arriver , et qu’Anne , du reste , lui avait annoncé maintes fois , arriva enfin : elle devint follement amoureuse d’un autre . Pour Alain , ce fut , une seconde fois , le drame : il se passait encore quelque chose d’incompréhensible , d’inouï , avec Anne . Il était quitté , lui , le fils D., par la petite Anne , si amoureuse , ni naïve , si admirative , si attentionnée . La petite Anne qu’il retrouvait toujours à chaque voyage . Abandonné , et pour un autre , de surcroît . Il ne se releva jamais d’une telle déréliction .

Certes , il parvint encore à la reconquérir : il perdit quinze kilos , qu’il ne retrouva jamais , et Anne, émue par sa détresse , céda . Mais il demeura en lui une fêlure définitive , qui fit voler en éclat le personnage qui le protégeait . L’élégant Alain D. , le léger , un peu futile , mais généreux fils de famille , d’humeur toujours égale , bon quoique distant envers ses employés , dandy à la fois longanime et arrogant était bel et bien définitivement mort . Il pouvait donc perdre sa femme , voire être cocu comme n’importe qui , en somme : ce colosse aux pieds d’argile s’ effondra . Son éducation , et même la curieuse baraka qui avait présidé jusqu'à cet instant , à toute sa vie , ne l’avait pas préparé à de tels aléas . Que Anne l’ait longuement prévenu que la solitude et l’abandon qu’il lui faisait subir la rongeaient , et qu’elle avait besoin de quelqu’un qui soit présent , ne changea rien : pour lui , une telle éventualité ne pouvait être sérieuse . Il n’y avait pas cru , balayant ses funestes propos d’un de ses sourires distants , discrets , et au fond un peu mufles : « Allons , ma chérie , si nous allions au Restaurant , cela te changerait les idées ? Je te trouve un peu nerveuse... » Il ne pardonna jamais vraiment à celle qui en était la cause de son unique chute . Non qu’il devint pervers : il s’agissait sans doute d’un acte , d’une position non calculée , dont lui - même était en partie inconscient . Mais il n’en reste pas moins qu’il mit , dès cet instant , tout en œuvre pour emprisonner sa femme dans un réseau tissé serré , qui aurait fini par la détruire si elle n’avait , in extremis , réagi . Son amour paradoxal s’était changé en un rapport de force impitoyable où presque tous les coups étaient permis ; mais il s’agissait de coups en douceur , qui n’apparurent jamais ouvertement , si bien qu’Anne , longtemps , ne comprit pas .

Alain , si dispendieux auparavant , se mit à devenir avare : rien n’était suffisamment bon marché . Il faut « faire attention » fut son maître mot . Tout ce qui pouvait adoucir la vie de sa famille était rejeté sans appel , ou accepté au bout de tant de récriminations sordides que finalement , personne ensuite ne pouvait en jouir réellement . Anne renonça donc à toute requête . Il fallait économiser , toujours : Alain trouva maints prétextes , car il gagnait bien sa vie et ne le cachait pas . Des achats d’immeubles , occasionnant d’infinis soucis , furent effectués . Il fallait prévoir l’avenir . Le léger Alain D se transforma en un homme d’affaire sérieux , tenace , à la fois âpre au gain et curieusement mal avisé . Anne consentit : ils allaient fonder une affaire , disait - il. Anne , accablée , approuvait : en effet , il serait mieux s’il était son propre patron . Quand ? Plus tard , lorsqu’ils auraient assez d’argent . Mais n’en avaient-ils pas suffisamment ? Allons , quelle naïve elle était , rétorquait Alain , docte , expliquant , toujours vague et confus , à l’infini . Elle prit l’habitude de ne plus questionner . Il est vrai , elle n’était pas une femme d’affaires . Plus tard ... Toujours plus tard . En attendant , il fallait tout calculer , ne rien s’octroyer que du nécessaire absolu . Ainsi ce cadre supérieur issu d’un milieu grand bourgeois , habitué à mener grand train conduisit-il sa famille à une existence de quasi misère que personne , dans son travail , ne pouvait soupçonner. Anne souffrait , mais se taisait . Plus tard , on verrait. Après tout , elle gagnait , mais mal , sa vie . Elle avait un travail très éloigné : mais qu’importe , elle s’épuisa en heures supplémentaires . Alain , inconscient ou pervers, la laissait faire , faisant mine de ne pas se rendre compte - peut-être ne se rendait -il pas compte en effet - . Leurs budgets étaient devenus totalement séparés : Anne ne savait plus où il en était , et ne cherchait pas . Au hasard d’un document , elle trouva un relevé bancaire impressionnant : elle n’en ouvrit à lui , amusée . Il se montra ulcéré qu’elle ait ouvert son courrier , et , pour la première fois, presque grossier . Il était donc à ce point névrosé par rapport à l’argent ? Anne le crut : on ne l’y reprit plus . Elle n’ouvrit plus jamais ses relevés , ne regarda même pas la déclaration d’impôt commune ... Le mystère devenait total . Si on lui avait demandé combien Alain avait en banque , ou en actions , elle eût été incapable de donner un chiffre , aussi approximatif soit-il . Le but inconscient d’Alain était atteint : comment aurait-elle pu s’enfuir , avoir un ami , lorsque les soucis l’accablaient , lorsque le temps lui manquait toujours pour effectuer toutes les tâches requises par la vie qu’elle menait? Entre trajets , travail , ménage et éducation des enfants , Anne ne vivait pas réellement : elle surnageait seulement , coupée de tous. Sa carrière s’en ressentit : surmenée , elle était souvent absente . Certains s’étonnaient : pourquoi une telle sur activité quand son mari gagnait si largement sa vie ? Pourquoi s’acharnait-elle ainsi alors qu’elle était visiblement au bout du rouleau ? Anne éludait : il est des blessures que l’on n’avoue pas facilement. Cependant ce fils de famille se mit à supporter , lui aussi , de plus en plus mal , la vie qu’il s’était contraint de mener également . Même s’il s’en évadait un peu (quelques repas d’affaires dans des grands restaurants , quelques séminaires dans des hôtels luxueux , et de coûteux voyages - pour le travail ? Anne n’en savait rien - le rattachaient encore à son passé ensoleillé) , il devait lui aussi vivre dans un appartement bruyant et malsain , se contenter de repas succincts vite avalés , d’un poste de télévision hors d’usage , et d’une machine à laver ante diluvienne.. Il n’osa plus recevoir : il avait honte . Du reste , recevoir coûte cher . Ils s’isolèrent . Anne , de toutes manières n’avait plus l’énergie , sa journée de travail terminée , de mondaniser . Il lui reprocha illogiquement de ne pas aimer ses amis , de lui faire honte , de ne savoir tenir sa maison , lui cita en exemple des relations ou des parents qui , avec « moins » qu’elle , y parvenaient tout de même ... Anne oscillait entre culpabilité et colère : comment pouvait - il comparer des situations incomparables ? Il l’accabla , en des litanies infinies toujours identiques , méprisantes sans en avoir l’air , qui la fondèrent petit à petit à se replier sur elle - même . 

Elle en vint à redouter son arrivée , le soir : qu’allait-il trouver qui allait mal ? Quels reproches méprisants allait-il encore lui faire ? Les enfants également le craignirent , quoique , par jeu , ils s’amusaient à deviner le point qui allait être l’objet de ses critiques , pariant sur tel ou tel , puis éclatant de rire lorsqu’Alain s’attaquait à l’un . - Gagné ! » s’exclamait celui qui avait visé juste . Anne finit par fuir , avec les enfants , sous divers prétextes : ses parents , une nomination lointaine (qu’elle avait en fait sollicitée ) etc ... Il changea encore radicalement . A sa façon , il l’aimait . Il reconnut certains torts , (du bout des lèvres) , promit , laissa entendre que seul son orgueil exaspérant (celui d’Anne , évidemment) était la cause de ses soucis, fit négligemment quelques chèques , sans se faire prier , gentiment conciliant , toujours bon Prince . Il tenta de recruter les parents - mêmes d’Anne , usant de son charme et de son statut professionnel , jouant le personnage agréable qu’il savait encore être - en public , ou provisoirement - . La mère d’Anne , plus intuitive , ne s’en laissa pas compter , mais son père , en revanche , fut un fidèle allié pour Alain : il reprocha à sa fille son intransigeance . Qu’elle retourne auprès de ce mari si excellent , si aimant , si navré de leur départ , que les choses s’arrangent enfin ... Finalement , Anne céda . Elle n’avait simplement pas compris , il suffisait de lui dire .... Il était si distrait . Elle le crut . Oui , elle était orgueilleuse . Non , elle n’avait rien dit , ni demandé . Elle accepta enfin , se réprimandant elle - même pour son attitude héroïque et absurde qui la fondait à serrer les dents sans réclamer. Elle revint , malheureuse , se promettant de ne plus recommencer .

Cela alla mieux effectivement , quelques mois ... Puis cela recommença . Tel un alcoolique , Alain ne pouvait plus changer . Tout en sachant les risques qu’il courait à présent , il refusait d’en tenir compte , voire même , de les voir , puisque , à chaque fois , finalement , il avait gagné (un jour , pourtant , Anne ne reviendrait plus). Alain ne put donc s’empêcher de persister dans une attitude qui devenait une seconde nature . Il fit des placements , perdit de l’argent . C’était sans importance , puisque celui - ci , en tant que tel , ne l’ intéressait nullement . C’est ce détail , fortuitement découvert , qui finit par éclairer Anne : comment cet avare qui refusait à sa famille , souvent , le strict nécessaire , acceptait-il de perdre des milliers de francs sans même s’en soucier , sans le leur dire , sans paraître s’ en apercevoir ? Négligemment , comme par jeu ?

Petit à petit , elle changea , elle aussi , totalement , sans même s’en rendre compte : elle était prise de véritables « crises » de dépense , elle , l’économe, qui ravaudait ses vêtements , et combinait des repas bon marchés , elle qui s’était accoutumée à se passer de tout . Lorsqu’elle allait trop mal ( et c’était le cas , de plus en plus souvent ) , elle filait droit dans une galerie marchande quelconque , et , sans y penser , sans l’avoir prévu , achetait quelque chose , si possible de totalement inutile , futile , absurde même : la première marchandise qui se présentait à ses yeux . Chaussures , sacs , livres surtout , vêtements , objets ménagers sophistiqués : jamais portés , rarement lus , ou laissés ensuite au rancart dans quelque placard , oubliés . Puis , elle refusa de payer des factures , laissant ce soin exclusif à Alain . Il atermoya également , protesta : pourquoi devait - il , lui , tout payer ? EDF , le téléphone ? L’ eau etc.. ? Enfin , Anne ne se gêna plus : elle qui hésitait auparavant , téléphona longuement , à des amis lointains , à sa famille , sans souci de la note . Il n’y avait plus de discussions : Anne les évitait , sortant seule avec son fils . Elle s’était inscrite à un club chic qui ouvrait tard . Ils y passèrent leurs soirées . Ce fut une bouffée d’oxygène , enfin . Pour une fois , elle se soucia d’elle - même , de son apparence , fit un peu de sport , alla dans des salons d’esthétique . Le téléphone fut certes souvent coupé , et même l’électricité . Anne n’en avait cure : en un sens , cela l’arrangeait : elle allait au club avec son fils. Les huissiers vinrent de plus en plus fréquemment . Cela l’arrangeait aussi , car, mis au pied du mur, Alain s’acquittait toujours , au dernier moment , de ses dettes , faisant certes, à chaque fois , une scène à Anne pour sa désinvolture , mais elle y était habituée . L’histoire s’infléchissait dans le mauvais sens , une fois de plus . Blessée, Anne , qui avait tant serré les dents , se mit donc à dépenser de plus en plus , pour la maison , les enfants , la famille . Leur niveau de vie devenait enfin convenable , et ils pouvaient même , un peu , recevoir . Mais , son salaire n’y suffisant pas , les dettes s’accumulèrent , qu’Alain , qui ne pouvait cacher ses revenus , se devait de payer . Les scènes , enfin , là , avaient un objet réel . Et elles n’étaient pas pires , au contraire , que les autres . Scènes pour scènes , autant que cela en vaille la peine . Anne avait compris : Alain n’en faisait pas plus pour dix mille francs d’achats farfelus que pour cinquante en « trop » sur une note de supermarché. Elle ne gêna plus : en un sens , involontairement , elle se vengeait du passé . 

Anne , sans en avoir pleinement conscience , se mit à jouer les femmes fleurs . Elle n’avait pas le sens de ces choses - là , ne le lui avait - il pas répété  maintes fois , parfois même , en public ? Ce n’était pas de sa faute . Elle ne savait même pas combien « ils » avaient en actions ... L’argument , imparable , porta . Alain , qui ne tenait pas à le lui dire , éluda ... Et paya . Une soirée mémorable qu’Anne organisa , parfaite , étonna les amis et parents d’Alain conviés . Tout y était excellent . Comment , elle qui ne cuisinait pas , avait - elle fait pour réussir un si succulent repas ? Alain , du reste, n’était pas peu fier : - Il n’y a pas de quoi me vanter : j’ai tout commandé chez Fauchon » répondit-elle , faussement confuse et modeste . « J’ai si peu de talent de maîtresse de maison , - ajouta - t - elle , ironique - . Alain le dit souvent , et c’est vrai. » Il faillit s’étouffer sous un sourire de convenance . Les amis , un peu éberlués (Alain a les moyens, il est vrai) reconnurent que la solution n’était pas si mauvaise , finalement . Il paya , sans trop rechigner . Mais qu’on ne l’y reprenne plus . En apparence , le couple était un couple uni : peu de scènes violentes , ou toujours sur le mode discret , invisible . Vu de l’extérieur , Alain était un époux quasi modèle . Sérieux , fidèle , toujours d’ humeur égale - pouvait - on croire - . En réalité, ils vivaient un enfer à deux , totalement isolés dans un appartement toujours vide d’amis , aigris , malveillants l’un envers l’autre , souvent . Malicieusement , Anne , à la suite de ces multiples frustrations accumulées , et tardivement reconnues , avait fini par agir à l’opposé , le conduisant à l’extrême à éponger des dépenses , pour le coup, réellement excessives ... Ah , les femmes .... En fait , ce dont l’accusait fallacieusement Alain depuis si longtemps devenait à présent , vrai . Paradoxalement , elle supporta alors beaucoup mieux ses scènes : elles étaient justifiées , et c’était elle cette fois, et non lui , qui menait le jeu . Un être qui avait au départ toutes les chances en sa faveur , gâcha ainsi lentement mais inexorablement et définitivement la vie de tous ceux qu’il aimait autour de lui sans que cela n’apparaisse jamais clairement . Un bon mari , un peu farfelu , distrait , mais cela , finalement , ajoutait à son charme ...

Le couple se délita : Alain perdit ainsi ce à quoi il tenait le plus , sa femme . Chose plus surprenante , un de ses enfants se mit à agir envers lui de la même manière qu’Anne vers la fin de leur relation , l’accablant sous des demandes d’argent infinies, et réitérées auxquelles , pour le coup , il ne pouvait réellement plus faire face. Anne avait involontairement fait une émule . Alain , se sentant exploité par sa préférée , (et , pour le coup , c’était vrai) , s’enfonça de plus en plus dans une dépression qui enfin devenait visible . Perturbé , infiniment triste , il dut se remettre en question . Sa distraction , autrefois en partie jouée , devint réelle , invalidante . Son travail s’en ressentit gravement . Retards , de plus en plus fréquents , à des réunions de plus en plus importantes , oublis , erreurs diverses ... Qu’importe , ce travail , il n’en avait en fait jamais vraiment voulu. Qu’on le licencie , il serait débarrassé . Il chercha à négocier son départ . Comme il se doit , ses exigences furent exorbitantes . On le lui fit comprendre , à mi - mot , puis clairement , tout comme Anne lui avait laissé entendre qu’elle allait partir s’il ne changeait pas . Il ne le comprit pas davantage . La procédure s’engagea , dure . Non armé pour se battre efficacement , (tout lui ayant toujours été donné , il ne savait pas agir pour obtenir, et son arrogance , au début non perceptible , devenait , au fur et à mesure que la dépression le rongeait , ouverte , parfois même odieuse , et exaspérante) , il fut acculé à une faute . Cela fut facile puisqu’il en commettait , et surtout ne se méfiait pas de la procédure qu’il avait cependant , par ses exigences et son laisser aller , laissée s’engager à son encontre : on ne pouvait pas « lui » faire ça , à lui , pensa-t-il ... On le put . Il perdit une grande partie de ses indemnités , et surtout son travail .

Mais ce n’est pas grave : cette fois , il va enfin fonder son entreprise . Il a gardé  les immeubles : trop pauvre , Anne les lui a laissés car elle ne pouvait les entretenir. Ce sera finalement le mieux qu’il puisse faire car il n’a jamais pu supporter d’être salarié, fût-ce au plus haut niveau , et dans un cadre privilégié . Il valait mieux que cela . Mais il a perdu pas mal d’argent par des placements inappropriés , et il a tout de même du en donner un peu à Anne , après réticences , à Anne qui a renoncé à leur avoir : elle ne pouvait pas lui faire ça . Elle le fit néanmoins , sans excès , du reste , car ce qu’elle exigea fut ridiculement modeste . La bourse non plus ne pouvait pas lui faire ça : hélas , elle le put aussi , mais là , les pertes furent plus sévères . D’autre part , ses enfants lui coûtent beaucoup , surtout depuis sa séparation , et leur établissement à Paris , où ils étudient ... mollement . L’aînée surtout est un véritable panier percé . Leur père a les moyens , ils vivent enfin sans soucis , juste retour de choses , après leur rude enfance où tout était compté , une vie d’étudiants tard levés ... Alain a toujours des projets . Il va fonder une vaste auberge , en Bretagne , en bord de mer ... Il va falloir voir les instances administratives , EDF , les règlements de sécurité , les pompiers ... objecte Anne, pratique , qui l’ aide tout de même à réaliser son projet . Elle a chiffré les travaux à accomplir dans la vieille bâtisse . Combien pourra-t-il mettre immédiatement ? Lui faudra - t - il faire un emprunt ? Alain ne répond pas . Il ne s’est toujours pas résolu à dévoiler , même à Anne , le montant qui lui reste encore de « ses » économies qui coûtèrent tant à la famille . Pas grand chose , laisse - t - il entendre . Mais qu’à cela ne tienne ... Ce n’est pas très important ; les règlements de sécurité , il connaît . Il va s’en arranger . Il le leur dira : plus tard , il mettra la maison aux normes , plus tard il fera les travaux nécessaires . En attendant, il va ouvrir tout de même . On verra bien... Du reste , il ne va pas engager une entreprise : c’est trop coûteux . Il s’en chargera lui - même , petit à petit. (Qu’il ne se soit jamais servi de ses mains ne le dérange absolument pas : il apprendra) . On ne va pas lui refuser cela . Cela ne se peut ... etc

Alain , en un sens , ressemble un peu à Jacqueline , l’outrance en moins , car il est plus habile , plus intelligent , pourrait - on dire . C’est un enfant gâté, demeuré tel , définitivement , à l’âge adulte , qui ne conçoit pas que les autres , ou l’existence , tout autour de lui , ne se plient pas à ses désirs . Mais il n’est que rarement agressif, contrairement à Jacqueline : moins puéril qu’elle , et surtout plus chanceux, plus favorisé , il cache mieux son désappointement , du reste rare . Les autres n’existent pas vraiment pour lui. Ils n’existent qu’en tant qu’ image qu’il modifie à son gré , selon les nécessités . Anne n’a qu’à l’attendre. Qu’a-t-elle de mieux à faire ? Si elle regimbe , c’est elle qui a un caractère difficile , croit-il , et non lui qui exploite son temps . Son travail également doit se plier à ses états divers : si rien ne va plus , si sa femme l’a quitté , il est évident qu’il transmettra ce mal - être à ses subordonnés . C’est normal . Dans une certaine mesure , Alain a raison. Tous les employés , à quelque niveau qu’ils soient situés , connaissent des passages à vide , de soucis familiaux , et sont alors moins performants . Mais Alain passe toujours la mesure : il tire impitoyablement sur la corde jusqu’au moment où elle casse net . Les signes d’ usure , cependant évidents , perceptibles par tous , lui ne les voit jamais . Le fait est que , la chance aidant , ses cordes manifestèrent une résistance imprévue , exceptionnelle . Mais cela aussi , Alain ne le vit jamais . Tout ce qui lui arrive de favorable lui semble toujours normal , voire même indigne de lui . Des conseils l’aideraient : Anne avait pressenti le drame du licenciement . Mais des conseils , il n’en veut jamais . Il coupe volontiers celui qui s’y essaie : je sais ... Personne ne va lui apprendre à guider sa vie , voyons . Il sait

Ainsi , lorsque les choses s’effondrent enfin , il est totalement désarmé . Il a perdu la face . Il oscille alors entre l’enfant effrayé (après son impitoyable licenciement , il cherchera à renouer avec Anne , et, enjôleur , d’une certaine manière , y parviendra) , et l’arrogant fils D . , en pleine crise de stupéfaction et de rage froide . Comment a-t-on pu lui faire « ça » ? Sans qu’il le demande ouvertement (mais il ne le demande pas moins) il veut qu’Anne l’aide . Mais comme il ne formule jamais clairement sa quête , si les conseils qu’elle lui prodigue ne sont pas conformes à ceux qu’il souhaite , il rabroue , méprisant , celle qui a essayé de le tirer du pétrin . Il ne lui a rien demandé.. Qu’elle le laisse , il n’a pas besoin d’elle . Du reste , que sait-elle des affaires ? Rien . L’ ingratitude d’Alain est telle que finalement , personne ne se risque plus à l’aider : il est seul . Sans sa femme , sans ses enfants qui le fuient , sans amis ou presque , puisque , durant toute sa période avare , il n’a jamais invité quiconque ... Les amis ont fait comme Anne ; ils ont été surpris , puis , blessés , l’ont un peu attendu , puis se sont enfin définitivement découragés . Le mondain , l’élégant , le dandy autrefois courtisé en est réduit au minitel pour , au bout de sa solitude , nouer tout de même quelques éphémères relations qui le réconfortent un peu . Ephémères, car il n’aime personne d’autre qu’ Anne , qu’il ne voit presque plus , Anne qu’il ne désespère pas de reconquérir : à cette intention , il reconnaît parfois - presque - , sa faiblesse , il lui demande - indirectement - conseil . Il a cessé, devant elle , de jouer au fils D , celui qui ne se trompe jamais , sauf par crises irrépressibles . Après tout , pourquoi pas , en attendant qu’elle revienne (car elle reviendra , il en est sûr ) , le minitel , les jolies femmes en manque d’affection , isolées , récemment divorcées ? Mais ses amies changent , ou plus exactement il change souvent d’amies ... Aucune, quelles que soient ses qualités , ne lui plaît vraiment . C’est Anne qu’il veut , et il la retrouvera ... Le préservatif ? Ce n’est pas pour lui : il n’a jamais su s’en servir . Et puis , pour le peu de relation qu’il a , tout de même , cela n’est guère utile . Les conseils amicaux et inquiets d’Anne, Alain les balaye d’un soupir agacé . Elle n’y connaît rien , elle , l’austère , la bosseuse, la coincée . Que peut - elle lui apprendre sur le préservatif ? Qu’elle ne le fasse pas rire ... Ca doit être une forme de jalousie , chez elle , que cette obsession . Et puis , ses brèves amies , plus disponibles, plus jeunes , plus belles , c’est sûr , lui sont fidèles : elles ne lui feraient jamais « ça » ... Du reste , la plupart du temps , il est le Premier « ami minitel » de ses compagnes éclair , affirme-t-il . Qu’il s’agisse de jeunes femmes qui , comme lui, depuis longtemps , pianotent , le soir , accablées de solitude , sur un clavier , régulièrement, à la recherche d’un ami d’un moment ou d’un mois , cela ne l’effleure pas : ce qu’il se permet , lui , elles ne le peuvent . En fait , ses amies devaient sûrement l’attendre : elles venaient juste de surfer pour la première fois le soir où il a lui - même , comme d’habitude , connecté le sien . Et il va de soi qu’elles n’y retournèrent jamais ensuite puisqu’elles avaient eu la chance de le rencontrer tout de suite : il leur fait toute confiance . L’assertion est sans appel: on ne saurait prolonger la discussion . Il ne saurait attraper le SIDA : ce n’est pas possible . Mais cela le fut pourtant ...

Voilà donc , une , deux , trois , quatre vies gâchées irrémédiablement , par un inconséquent qui n’est même pas pervers , mais parfois attachant , aimant , à sa manière , intelligent quoique mal avisé , généreux , le plus souvent , et de plus , au physique plutôt avenant .. Alain n’a même pas l’excuse de Jacqueline , obèse , aux traits grossiers . Il fait parti de ceux dont on dit naïvement qu’ils avaient « tout » (tout ? non , mais des éléments nécessaires , quoique non suffisants , oui) , « tout » pour être heureux , (la femme qu’il aimait et qui l’aimait , des enfants en bonne santé, heureux , - s’il les avait laissés l’être - , un travail convenable , de l’argent et très peu de soucis...) , et qui , à force de cracher dans le caviar , ont fini par manquer même de soupe . Mais sans doute ce « tout » ne lui suffisait - il pas ? Paradoxalement , on croirait qu’ il lui convenait d’être dans le malheur , un malheur qu’il a soigneusement concocté lui - même , avec la patience et la persévérance qu’en principe, on réserve à la recherche du bonheur . Car la baraka était toujours présente à l’appel : jusqu’au moment où , à force de chatouiller le dragon , il s’est éveillé , de fort méchante humeur ... 

Platon , dans le mythe d’Er (La République) , raconte que les héros morts pour la Patrie ont le choix de se réincarner dans le personnage qu’ils souhaitent . Ainsi , le riche , conscient que la richesse lui a apporté plus de tracas , d’envie , de jalousies , que de bonheur , choisira un personnage plus modeste , tandis le pauvre , qui sait le prix à payer de la misère , les frustrations et les humiliations qu’elle génère , au contraire , optera pour l’argent... De même , le Puissant , épuisé par le rôle public qu’il dut tenir envers et contre tous , soumis au regard , parfois cruel , des autres , voudra devenir un obscur citoyen , et le vulgum peccum , blessé de n’ avoir pu agir comme il l’aurait voulu , fasciné par le pouvoir , souhaitera se réincarner dans un homme politique écouté... etc Ensuite , les hommes doivent boire l’eau d’un fleuve qui leur fait tout oublier . Puis , ils reviennent sur terre dans la peau du personnage qu’ ils ont choisi. Et alors, évidemment , le pauvre va déplorer sa pauvreté , enviant la richesse qui le fuit , le riche va se désespérer de l’envie qu’il suscite , et souhaiter une confortable et reposante modestie de condition , le citoyen voudra devenir un homme politique célèbre tandis que celui - ci , accablé , rêvera d’anonymat bienheureux etc... Ils accuseront alors les Dieux de maux qu’ils se sont en fait eux - mêmes infligés : ils allaient de pair avec les « biens » qu’ils avaient choisis . On ne peut donc « tout » avoir : c’est cependant ce que désirent les hommes . Ils veulent séparer d’une médaille le côté pile du côté face , pour ne garder que celui qui leur plaît . Alain veut Anne , mais il ne veut pas se brouiller avec sa famille : il ne lui dit donc rien , puis s’étonne et se désespère qu’elle en ait épousé un autre . Il veut et ne veut pas à la fois , plus exactement il veut des choses contradictoires . Ainsi fait - il , jusqu'à l’extrême . Ainsi font , souvent , tous les hommes , quoiqu’en général de façon moins accusée ... Définitivement seul , sans sa femme , et de surcroît , malade incurable et accablé de soucis d’argent , il se souvient avec nostalgie de l’heureux temps où tout ce qu’il avait lui paraissait normal , vain et même funeste . Tout ceci , maintenant qu’il l’a perdu , il le désire éperdument . Mais il est trop tard .
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Barto

C’est un africain , élève de Terminale technologique , ce qui ne lui convient pas . Il aurait voulu être admis en section classique , littéraire si possible . Ses résultats , (et sans doute certains des traits de caractère) ne le lui ont pas permis . Extrêmement intelligent , il méprise les autres en bloc , ses camarades , les professeurs, pour la plupart , et l’ensemble du personnel du lycée , surtout les femmes , avec une mention particulière pour celles qu’il juge moins qualifiées , secrétaires , concierge , employées de service ou de cantine .... Toujours assis de côté , seul, laissant systématiquement entre lui et ses voisins l’ espace d’une place (à moins que ce ne soient les autres qui ne se soucient pas de s’asseoir à côté de lui) , il écoute attentivement les cours , note à bon escient , et , en effet , vole trois coudées au - dessus de tous . A la fois conscient de ses capacités jusqu'à l’ arrogance, et modeste pourtant , il se rencogne dans un silence désabusé , et ne les étale jamais en public. Peut-être son mépris pour les autres élèves est-il tel qu’il ne daigne même, devant ce menu fretin , se manifester ? Lui non plus ne sourit jamais . A la fin de l’heure , s’avançant vers le bureau , sans jamais demander s’ils n’ont pas un autre cours après , il va parfois expliquer aux professeurs , surtout de Lettres , d’Histoire et de Philosophie , leurs erreurs , plus ou moins graves , ce qu’ils n’ont pas compris , et là où il aurait fallu davantage insister (sur l’Islam , en principe ) ..etc Car il est Musulman , fortement tenté par l’Intégrisme , et ne supporte pas certaines questions , notamment celles qui ont trait à la sexualité , certaines idées , à son avis (et son avis est catégorique) fausses et dangereuses ; l’athéisme notamment l’irrite infiniment . Rabroué par sa prof de philosophie (décidément irrécupérable) , - elle se moque même de lui , et de surcroît en plein cours , ce qui est plus qu’il n’en peut supporter - , il s’en va trouver l’autre prof de philo , une jeune chrétienne à l’angélisme prégnant , la circonvient habilement , et demande , et obtient , au deuxième Trimestre , de changer de Terminale . (Il y en a deux , de la même section, dans ce Lycée) . Toujours soucieux des convenances , il prend prétexte d’un emploi du temps qui lui conviendrait mieux . Sa prof le voit partir sans regrets , et note à l’intention de sa collègue qu’il s’agit d’un élève intelligent , mais perturbé , probablement intégriste , dangereux misogyne : un mélange d’obsédé sexuel et de faux puritain d’assez mauvaise compagnie . Mais il aura son bac , c’est sûr , et même sans doute , avec mention . Quant au reste , finalement , c’est hors sujet .

L’autre prof , qui a toutefois bien cerné le personnage , s’attendrit tout de même , (Barto , lorsqu’il le veut , peut être un séducteur habile ) , mettant ses diatribes sexistes et religieuses , qu’il a tout de même un peu mises en veilleuse depuis les cruels brocards , sur le compte d’ une crise d’adolescence ; et puis , il est si intelligent , néanmoins . Sa misogynie , au fond amusante dans son outrance même, lui passera . Souriante , la jeune femme accepta joyeusement de se charger d’un élément , au fond , intéressant . Sa négritude , aussi , devait lui poser problèmes , pensa-t-elle , bien qu’il n’en parlât jamais . Tout cela allait s’arranger avec beaucoup de tact et de gentillesse . Elle avait l’habitude de élèves Noirs , ayant enseigné longtemps en Afrique ...etc On n’en entendrait plus parler ... Ce détail joua-t-il inconsciemment  ? Barto est également très séduisant .

On n’entendit plus en effet parler de Barto jusqu'à la fin de l’année : toujours distant , toujours présent , un peu moins arrogant cependant , remettant ses devoirs en temps et en heure , et ayant enfin renoncé , grâce à la diplomatie maternelle de sa nouvelle prof , à inscrire en en-tête de toutes ses copies de philo « Allah est grand » ou « Louange à Dieu seul » . Il s’était même fait totalement silencieux , ce qui finalement , n’était pas bon signe : personne , parmi ses camarades , ne pouvait se vanter de le connaître . Sans doute l’expérience de sa première prof l’avait elle un peu calmé : il ne s’avisait plus d’interrompre les cours ou d’embouteiller les salles en tenant doctement ses discours propagandistes , toujours identiques , quasi litaniques , sur Allah , les préceptes du Coran , le voile des femmes , l’enfer et le châtiment du péché , associés parfois à quelques critiques prétextes d’un auteur ou d’un cours .... Mais qu’y avait-il derrière ses silences hautains , que se tramait-il dans cet être particulier , inquiétant et hors - norme , attachant et drôle (du moins pour certains innocents ) ?

On n’en parla plus ? Sans doute , au lycée . Comme prévu , Barto obtint son bac . Mais on en parla tout de même , deux ans après , à la rubrique est faits - divers des journaux : il avait violé et poignardé deux femmes. Une troisième tentative , sur une fillette de treize ans cette fois , échoua par hasard car il fut dérangé . Barto est à présent en prison . Un détenu modèle , solitaire , dit-on , un peu distant , mais obéissant , sans histoires , se faisant oublier , qui étudie le Coran, les langues orientales et l’Allemand . Il risque de sortir dans dix ans , ou moins .

De tous les cas cités , Barto est le plus discret , le moins gênant , pourrait-on dire : à part dans la matière particulière que représente la philosophie , il donna parfaitement le change et parvint , en jouant habilement de sa couleur de peau et de sa jeunesse, par se faire apprécier , même par des femmes (et pourtant , combien il méprise les femmes) en particulier par sa prof de philosophie qui le prit en charge et le dorlota comme s’il était un enfant malade , ce qu’il était peut-être aussi . Echaudé par les brocards passés de sa première prof , il devint de plus en plus renfermé , haineux (mais cela ne se voyait plus , ou du moins , pas au point où il l’était , car il avait appris à le cacher) , et obsédé : « les femmes sont le Mal , le Péché , la Tentation , des putes , des créatures de l’enfer ... Elles ne méritent pas d’exister »... Drôle ? Sa prof le pensait . Une misogynie délirante : tel était le sous -bassement idéologique de Barto , quasi affiché : un bloc de béton , le socle de toute sa pensée sur tous les sujets quelqu’ils soient . Mais Barto était un adolescent : ses désirs étaient néanmoins puissants . Sa première prof l’avait observé , il ne pensait qu’au sexe , et , s’il ne supportait pas ce type de « questions » , c’était précisément parce qu’elles le torturaient . C’était SA contradiction . Il désirait les femmes qu’il méprisait, et il les haïssait justement à cause de cet intense désir qui l’humiliait . Comment lui , Barto , pourrait-il souhaiter avoir quelque commerce que ce soit avec ces « putes » ? Une honte , croyait-il . Barto s’était donc engouffré sans le créneau de la religion , qui le confortait dans son mépris du corps , de la jouissance et surtout des femmes : on pourrait croire que les préceptes puritains obsessionnels , hypocrites et irrationnels de certaines doxa ont été inventés pour ce type de personnage qui s’en nourrissent avec boulimie . Mais , malheureusement , Barto était sincère : il ne put s’accommoder du double langage religieux (« fais ce que je dis et ne fait pas ce que je fais ») qui permet aux fidèles de naviguer entre ces deux contradictions majeures , sans trop se blesser . Barto n’était pas un être du moyen terme , de la nuance et de l’exception . A sa manière, c’était un Juste , un intègre . Mais un Juste qui avait des pulsions d’autant plus intenses qu’il les rejetait lui-même , refusait de les voir , et par conséquent ne pouvait les exprimer normalement . La perversité et le meurtre furent la conséquence logique de cette contradiction : il y avait en lui d’abord l’intense désir , premier , et ensuite la haine de celui - ci , puisque le désir était le Mal . De plus , ce désir ne pouvait être « sien », car ce « pur » ne pouvait éprouver ces pulsions qu’il abhorrait . Il n’y avait pas d’autre explication : il avait été envoûté par des femmes , lui , pauvre homme écartelé , torturé par la tentation . Il ne saurait demander , lui , Barto , quoique ce soit à ces créatures : leur seule présence devant lui était déjà une provocation . Il « cédait » donc : c’est à dire qu’il violait ... plein de compassion pour lui-même , le malheureux qui s’était fait « avoir » . Ensuite , il se sentait misérable , tel un Dieu tombé de son socle , non à cause de l’abjection de son comportement , qu’il n’a jamais perçue, mais à cause de sa chute à lui Barto dans la boue , (le désir , le plaisir) : c’était cela , sa déchéance , et non le viol . Lui , Barto le Juste avait manqué à Dieu , s’était livré au péché , au Diable , il avait été séduit par des « salopes » . Pour se venger d’elles , il les tuait . Il tuait pour punir ses victimes du désir qu’elles lui avaient inspiré , mais aussi tout simplement pour ne pas être « pris » , car Barto , quoique « fou », n’en était pas moins avisé . (Au Lycée , il passait , chose stupéfiante lorsqu’on sait son arrogance , pour un excellent « Commercial » , tenace , sans état d’âme , et surtout ... fin psychologue). Le regard de l’autre qui jugeait , qui se moquait , ou , pire, qui risquait de le dénoncer lui était insupportable . Il avait failli : or lui , Barto , ne pouvait faillir . Celles qui l’avaient conduit à une telle descente aux enfers méritaient la mort. Il les massacrait donc : plus de risque d’être reconnu . Sa déchéance n’existait plus puisque celles qui étaient coupables de l’avoir générée n’existaient plus . « Leur » péché était expié , celui de Barto aussi . Il avait vengé Dieu . Il n’avait plus qu’à recommencer ...

Un jeune ordinaire , du moins qui fut considéré comme tel , (à la différence de Julien, Sonia et Christine, dont tous , plus ou moins , sans le dire ouvertement , se méfiaient) : peu sympathique certes, perturbé , excessif ... « Mais il ne fallait pas dramatiser , il n’était pas un élément très difficile , ce n’était rien de grave , ça lui passerait avec l’adolescence ..» disait - on de lui. Il est significatif que Barto , qui pourtant ne cachait pas son dysfonctionnement , (ses propos sus - cités sont très clairs et inquiétants) ne fut malgré tout jamais détecté , sauf , en un bref éclair aussitôt démenti , par une seule personne , qui l’oublia immédiatement . (Enfin débarrassée de ce « cas » ? Peut-être) . La perversion , la folie , effraient : ceux qui y ont été confrontés préfèrent souvent les ignorer , passer à autre chose de plus gai, aux vertus par exemple . Et d’autre part , que peut-on faire , tant qu’il n’y a pas eu de passage à l’acte ? Peut-on, doit-on , décerner un brevet de dangerosité à un adolescent qui tient de tels propos , du reste fréquents dans certains milieux religieux ? C’est une « raison » de plus pour fermer les yeux .

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Nature ou éducation ?
Structure ou épiphénomène ?
Quelques constantes ...

Ces personnages cependant très différents les uns des autres , qui sont-ils ? Sont - ce tous , avec quelques degrés en plus ou en moins ? Ou sont-ils structurellement différents de l’ensemble ? Où est la part de hasard , et celle de nature ? Peut-on , sans schématiser , séparer les hommes en deux catégories distinctes ? Qu’est-ce qu’un pervers ? N’est-ce pas une simplification abusive que d’user d’un tel mot qui revêt des sens différents ? Etymologiquement , le pervers est celui qui tourne à l’envers . Il semble que certains se soient spécialisés en effet dans un personnage particulier qu’ils accentuent de manière caricaturale et funeste : au lieu de se satisfaire de l’harmonie qui règne autour d’eux , ils ne peuvent le supporter . Il faut que cela change , que le sang coule , ou ils étouffent . Mais nous avons vu aussi que pour lutter contre ce type d’individus , il faut parfois avoir recours aux mêmes armes que ceux-ci , et qu’il n’y a , dans ce cas - là , pas d’innocent total et de coupable absolu . Il y a plutôt celui qui a commencé à ouvrir les vannes , (le coupable) , et celui qui fut entraîné dans le courant. Or parfois , celui-ci n’est pas détectable : arrivé en cours d’histoire , l’observateur peut faire erreur sur le pervers : soit , celui qu’il a cru tel ne l’est pas , soit , il l’est moins qu’il ne l’aurait pensé (quelqu’un de caché , derrière celui-ci , par exemple , tire ses ficelles ) , soit , il est en même temps aussi victime (cas de Suellen , la « fille Gomit ») , soit , il l’est bien davantage (Barto, notamment , est bien détecté par sa prof de philo , mais elle ne peut cependant pas imaginer qu’il ira réellement jusqu’au meurtre par la suite ) . Nous avons aussi observé que , bien souvent , c’est dans le cas seulement où elle sort de sa situation , quitte à user d’ armes discutables , que la victime est défendue par l’ensemble qui se détourne des « loosers. »

Pervers , ces cas ? Sans doute , faute d’un autre terme . Mais ils ne sont pas tous identiques ni équivalents . Et peut-être que , la différence de degré fondant une différence de nature , il y aurait un seuil au dessus duquel on pourrait parler de perversion , en éliminant tout ce qui se trouve en dessous ? Il semble en effet inapproprié de mettre sur un même plan Barto et les autres , et gênant de leur attribuer le même qualificatif . Analysons cependant . Perverse , Catherine qui imagine des histoires qui la torturent et la conduisent à blesser pour se libérer d’une fictive souffrance ? Sans doute. Mais elle se retient : ses coups sont relativement modérés . Reste qu’elle peut semer la brouille entre les personnes qu’elle cotôie , et même s’y ingénie souvent , peut-être involontairement. Reste surtout que , si intelligente soit-elle , elle n’est pas sensible au discours logique : elle est un bloc de béton qui jamais ne concède. Si on « défend » devant elle sa proie de l’instant , c’est , croit-elle , que l’on est d’accord avec celle-ci pour l’accabler : on fait donc parti du Clan des Salauds . Ses histoires , elle y croit, et personne ne parviendra à lui démontrer le contraire . Catherine , illogiquement , inverse la charge de la preuve : c’est elle , l’accusatrice arbitraire , qui réclame que l’on démontre l’innocence de ses « persécuteurs » , elle qui d’ailleurs refuse toute preuve , même la plus évidente , de leur bonne foi . Perverse, Sonia , qui mitonne longuement des cabales pour navrer Paule et quelques autres ? Le cas est fort différent car Sonia , cynique , lucide , manipule , tandis que Catherine est manipulée , fût-ce par elle-même ... Sonia sait l’inanité de ses accusations ; elle n’est nullement paranoïaque , elle mais elle rend les autres paranoïaques , afin de les actionner contre Paule , tandis que Catherine , elle, croit réellement être persécutée . Suellen , (comme le MDD) , plus complexe , pratique les deux à la fois : tantôt elle semble savoir , tantôt elle parvient à se persuader elle - même , et surtout à persuader les autres . Il y a donc ici deux niveaux de perversion : celui qui croit réellement être persécuté , et celui qui fait croire aux autres qu’il l’est ou qu’eux-mêmes le sont. Certains parmi les cas cités , plus que d’autres , ont quelques raisons de se sentir rejetés (Suellen). Il arrive cependant que les deux se combinent : un persécuté (réellement ) peut devenir paranoïaque . Et un paranoïaque charismatique , Catherine par exemple , ou , dans une moindre mesure , Suellen , peut aussi faire croire aux autres qu’ils sont persécutés , c’est à dire transmettre sa paranoïa, (de plus , comme elle sont sincères , cela leur est donc plus facile : elles n’ont pas de comédie à jouer) . Catherine parvient à faire croire à son public qu’elle est persécutée par quelqu’un de précis , et ensuite , qu’eux - mêmes le sont également par cette même personne , de sorte qu’une solidarité s’établira entre elle et son public contre un mythique persécuteur commun. 

Cela explique que Catherine, comme beaucoup de paranoïaques , privilégie les relations duelles : il est plus facile de persuader une seule personne que plusieurs . Même lorsque ses « griefs » concernent un ensemble humain tout entier ( par exemple , les Juifs , les Femmes , les Séduisants , les Beaux , les Intellectuels) , le paranoïaque recrute plus facilement un seul adepte que plusieurs . (Mais certains réussirent mieux que d’autres dans leur entreprise ).

Sonia veut que le sang coule , celui de Paule , qu’elle abhorre ; mais comme elle est lucide, on peut indifféremment la dire plus ou moins perverse que Catherine . Plus , parce qu’elle sait ce qu’elle fait , mais moins , parce que , si on parvient à la convaincre qu’elle n’y a , au fond , aucun intérêt , elle cessera , peut-être , ses manigances . Disons que Catherine a davantage d’excuses , qu’elle est un personnage plus sympathique , mais qu’elle est plus dangereuse car elle ne changera probablement jamais .

Pervers , Alain, qui éteint toute joie autour de lui , navrant son entourage par ses cruels brocards? Sans doute . Le cas ressemble à celui de Sonia à ceci près que celle - ci s’est trouvée une cible particulière (mais pas unique) tandis qu'Alain s’attaque plus ou moins à tous . Plus âgé , plus important que la frêle adolescente , il semble avoir élargi son domaine d’activité , et il est donc capable de faire plus de dégâts . Dans les deux cas , la constante est qu’ils ne supportent pas la joie des autres, (ou d’un seul ) . Alain est moins lucide que Sonia : il s’est réellement persuadé de la vanité des autres, et que lui seul à une valeur , ce que Sonia n’a pas fait . C’est même l’inverse : au fond , elle admire Paule , qu’elle sait ne jamais pouvoir égaler , et elle est torturée de jalousie à son égard . Mais la lucidité n’est pas une donnée absolue . Alain est à la fois lucide et délirant . Il se situe à la limite de Sonia et de Catherine . Leur point commun est de ne pas se supporter eux-mêmes . Y a-t-il des raisons à cela ? Il faudrait pour les cerner plonger dans l’intimité profonde de ces êtres . Restons sur le plan du phénomène pur : si on peut parfois trouver quelques « raisons » à certains de ne pas se supporter , parfois , on n’en voit aucune , du moins extérieure . Catherine a de grandes qualités , qu’elle reconnaît du reste , Sonia également , (mais moins ) ainsi qu'Alain . Mais cela ne leur suffit pas : il leur faut plus , toujours plus . Ils se donnent un phare , qui les guide et les obsède : celui - ci prend parfois la figure de quelqu’un , haï et adoré à la fois , de tous , ou d’un ensemble particulier (les femmes ) .

Perverse , Micheline ? Le cas est encore différent  : ce qu’elle veut , elle , c’est simplement « réussir » sans précisions . Certes , elle est prête à tout pour y parvenir, mais son projet est calculé , logique , et , de tous , c’est la moins « folle » . Elle serait davantage Rastignac que Merteuil , même si parfois les deux personnages , chez elle , se superposent . Elle n’invente pas des histoires , mais c’est elle -même qu’elle invente et qu’elle crée : elle n’est qu’un personnage , calculé, froid , efficace . Ce personnage , elle finit presque par le devenir . Pas tout à fait cependant : dévoilée sans pitié , elle « craquera ».

Jacqueline aussi , plus sincère et plus vraie que Micheline , agit dans un but précis : elle tire un bénéfice secondaire important de ses « dépressions » . Comme elle le dit sans fioritures , car de tous , elle est à la fois la plus organisée (en dépit des apparences) et aussi la plus honnête , « son ex mari raque.. » et son ex patron aussi. Jacqueline , a - morale , égoïste , ne tourne pas à l’envers : elle fait simplement tourner tout son entourage dans la direction qui lui sert , et n’imagine même pas qu’ils puissent vouloir « tourner » autrement . Si cela va avec leur propre intérêt , tant mieux (Jacqueline , à la différence des autres , n’est nullement intéressée par le mal en soi ) , sinon , s’ils souffrent de ses exigences , tant pis. Mais cela ne saurait se produire puisqu’il n’y a qu’elle qui existe : son intérêt est donc , toujours , forcément celui des autres . Cela lui confère , comme à Juliette , un aplomb presque caricatural . Jacqueline ne se raconte pas d’histoires , ni n’en raconte . Elle est seulement un être superlativement égoïste qui pompe les autres sans se soucier d’eux et n’hésite pas à se venger lorsque la source est tarie , ou refuse de couler : sincèrement indignée .. Comment peut-on lui faire « ça » ?

Perverse , Suellen ? Comme Micheline , elle veut réussir : mais chez elle , la réussite s’exprime seulement par la possession du Mas Chabert . Cela la rend pitoyable mais sa passion même (de tous , c’est la plus âpre) est dangereuse : elle ne lâchera jamais sa proie . Elle est , à sa façon , sincère .

Pervers , Julien et Christine ? Là , c’est le seul cas où en effet on ait affaire véritablement à un jeu . Julien surtout semble se rapprocher le plus de l’acte gratuit . C’est sans doute le personnage le plus cruel (naturellement , pourrait-on dire) , car il ne tire aucun bénéfice de ses forfaits , à part seul le plaisir qu’il éprouve devant la souffrance d’autrui et , peut-être , la satisfaction de pouvoir se vanter ensuite du mal qu’il a occasionné . C’est donc bien le mal en lui-même , et celui-là seul , qui l’intéresse . Mais Julien , lui aussi , veut « réussir » , et ses armes sont l’ intelligence et les études qu’il veut mener à bien . Cela est (en partie) antagoniste , car ses manigances l’occupent tout entier , et , en prépa , il n’a plus de temps à perdre ainsi. Il changera donc : il a compris que dans un autre milieu , il lui faudra agir autrement, jouer plus « soft » . Sa perversion n’était que jeu d’adolescent en mal d’activité , sans aucun profit autre que de se repaître de la souffrance de ses proies. De tous , c’est sans doute lui , le vrai petit salaud , mais cet être est , comme Sonia , protéiforme : enfin conscient que la cruauté peut le desservir , il l’abandonnera sans regrets . Immoral , sans doute , mais à la fin , son pragmatisme égoïste le modifiera..

Il en va différemment pour Christine qui , elle , continuera sans doute dans la même voie, car , à la différence de son comparse , elle tire un bénéfice réel de ses cabales : s’exposer aux yeux de tous comme la Puissante dévouée qui allait tout arranger . Déséquilibrée ? Tendue vers un pôle inaccessible , surtout : elle veut égaler son père, sans y parvenir . Julien au contraire , de quelque manière que l’on l’envisage, semble, lui , à l’aise : il est donc simplement cruel .

Pour Juliette - Narcisse , qui , malgré leurs différences sociales , ressemble à Suellen , le bénéfice aussi est évident , quoique obsessionnel  et finalement mortifère , même pour elle : parader , courtiser , être courtisée , se montrer la plus séduisante , s’afficher comme la maîtresse d’un homme connu ... Son apparence physique joue pour elle le rôle du Mas Chabert pour Suellen . Le mal qu’elle inflige a un sens : se faire valoir à tout prix , elle et elle seule , et éliminer les rivales (c’est à dire toutes). En ce sens , elle n’est (du moins pour ce que l’on peut voir ici d’elle) pas directement cruelle , comme l’est Julien . Elle est seulement profondément déséquilibrée .

Il semble donc qu’il y ait un jeu de balance entre perversion et déséquilibre , celui - ci agissant comme une circonstance atténuante . Plus l’être est (ou semble) équilibré , et plus son comportement , sans excuses , sera pervers . Un des signes révélateurs est l’étendue du mal commis par leurs auteurs à eux-mêmes . Certains (Juliette) se blessent tout en blessant , tandis que d’autres , détachés , se préservent soigneusement . (Julien , Micheline). Alain serait le moins pervers de tous . C’est celui qui souffre le plus : profondément dysfontionnant , accoutumé à ce que tout ce qu’il désire lui soit immédiatement offert (il ne sait même pas ce que désirer veut dire car il n’a jamais eu à attendre) , il ne mesure jamais ce qu’il possède , qu’il juge toujours indigne de lui , ne sait l’apprécier, et finit par le perdre par sa désinvolte arrogance , comme Jacqueline , à ceci près qu’Alain a eu plus de chance qu’elle . Chez les deux personnages , il y a néanmoins la même outrecuidance , le même candide égoïsme , le même aplomb , associé à plus de finesse et de charme chez Alain . S’il mène la vie dure à sa femme , en fait , c’est parce qu’il redoute de la perdre : il y a , là aussi , un sens à son comportement , même si finalement , Alain , par sa maladresse , aboutit à l’inverse de ce qu’il voulait. Et c’est surtout lui-même qu’il torture parce qu’il est déjà , sans que cela n’apparaisse , torturé ou dysfonctionnant . Il est donc plus pitoyable que vraiment pervers .

Quant à Barto , il est , lui , un cas à part qui devrait faire à lui seul (et c’est le cas) l’objet d’une analyse particulière , d’une thèse. Son dossier comprend des milliers de pages . Son enfance y est fouillée  : comme il se doit , on a attendu qu’il soit trop tard pour investiguer . Elle ne comprend pas les histoires dramatiques que les juges recherchent toujours en pareil cas . Fils chéri et unique d’une mère exilée et mal à l’aise dans un pays dont elle ne comprend toujours pas bien la langue ... cela ne pèse pas lourd . Des études normales (dit-on , puisque l’on oublie les propos de sa prof de philosophie sur lui , qui furent à l’époque trouvés « excessifs » et « dramatisés ») ... Un peu solitaire et renfermé cependant : malgré un physique avantageux , on ne lui a jamais connu de petite amie , mais ce n’est pas un crime . Barto est ici le seul « pervers » reconnu judiciairement . Sa violence ouverte (et sans doute autre chose dont elle n’est que le signe visible) le distingue des autres . Il ne se contente pas de scénarios plus ou moins complexes pour détruire une ou plusieurs victimes , d’imaginer de subtils méfaits qui ne pourront être reprochés , d’actionner l’un contre l’autre, ou une meute contre une proie . Lui , il est la meute à lui seul . Si l’on suppose que l’imprégnation religieuse fut le détonateur de sa violence , alors , c’est lui qui est manipulé . 

Il agit seul , n’a besoin de personne et procède toujours de la même manière , simple , directe : viol et assassinat . Est-ce si différent des méfaits des autres ? Oui , d’abord parce que le seuil est franchi de le destruction physique de victimes . Les autres se contentaient de la vouloir plus ou moins dans leur rêves : ils jouaient à la roulette russe (sur la tempe de leurs proies) , avec une seule balle dans le barillet . Julien et Christine savent fort bien qu’en « dénonçant » de jeunes filles Musulmanes à leurs parents rigoristes , ils risquaient de les faire battre , renvoyer dans leur pays, marier contre leur gré , voire tuer... Mais ils leur laissent une chance tout de même de s’en tirer . Et le fait est qu’aucun cas de ce genre ne s’est produit . Sonia sait qu’elle risque de nuire gravement à Paule , mais une carrière , finalement , est peu de chose , et l’adolescente peut penser que cette Parfaite s’en sortira sans trop de dommages . (Elle se trompe , mais ne le sait pas encore) . Là , la proie est puissante , et elle a une chance , et une grande , de s’échapper . Suellen est déjà plus inquiétante : elle ne peut ignorer les crises de délirium de ses frères qu’elle actionne contre Sophie . Mais rien ne se passa . Jacqueline , elle , ne fait rien pourrait-on croire , d’irrémédiable : elle détruit tout de même ses enfants , exaspère , harcèle , mais n’a pas le pouvoir ou le désir ou le courage de faire mieux . Sa dépression , sa lassitude la protègent mais aussi protègent les autres d’elle . Juliette est déjà plus efficace car elle parvient à faire se déliter des couples auparavant unis , recrutant un membre contre un autre pour qu’il la « venge » d’un affront inventé , jouant de sa faiblesse , et réclamant la protection des « dominants » qu’elle fait sonner.... Mais enfin , un divorce n’est pas la mort . En principe . Rachida , elle aussi, sème la brouille dans une famille , certes , mais là non plus , ce ne fut pas irrémédiable : voire même ce fut une leçon profitable pour tous puisqu’à la fin , elle se dévoile sans pouvoir se retenir . Ils n’y auront perdu qu’un peu d’argent .. 

Catherine , elle , si elle peut parfois agir comme Juliette , c’est à dire faire se battre des montagnes , la plupart du temps , dévoilée , se fait surtout du mal elle - même. Le drame n'est cependant pas prévu . Il est plus ou moins probable seulement selon les circonstances et l’habileté du « pervers » et de ses victimes . Cependant , Barto , lui, ne laisse aucune chance à ses proies : son couteau est prêt tuer , dans sa poche . Dans le jeu de roulette russe auquel les pervers se livrent contre leurs victimes , lui , il a mis toutes les balles dans le barillet . Barto est , de tous , le moins accessible au discours logique : en ce sens , il ressemble à Catherine . (Mais ses délires ne s’attachent pas à une problématique identique et lui , il agit) . Aucun prof , aucun camarade n’a jamais pu le convaincre que les femmes n’étaient pas l’Incarnation du Mal , du Démon .

Ici , on monte un cran décisif dans la perversion : ce seuil franchi , on achoppe sur le délire, l’incompréhensible radical , la folie , mesurée finalement à l’aune de l’acte commis , dans ce cas , irrémédiable . On peut en effet le dire « fou » , ou halluciné mentalement , obsédé qu’il est par un fantasme qui colle à lui sans que personne ne puisse le lui arracher , (bien qu’il ait été reconnu comme responsable) . Du reste , seul il est , seul il agit , contrairement aux autres , qui s’arrangent pour recruter , voire même s’ entourent d’ une cour qui navrera à leur place . Et , contrairement à Julien par exemple , il se gardera bien de se dénoncer . L’obsession empêche Barto de nouer une relation qui le libérerait : elle est impartageable , elle n’appartient qu’à lui , même si elle se nourrit (ou est issue) de textes religieux et de loghorrée mystico politique . La différence entre Barto et les autres , Catherine et Suellen mis à part , c’est qu’il est totalement sincère . Il croit venger quelqu’un , (Dieu ou lui -même) , Allah dont il se croit le bras armé , et il semble avoir relativement bonne conscience (pas tout à fait cependant car il a « péché »). Les autres en revanche , savent tous , avec des degrés , plus ou moins , leurs machinations . Même s’ils n’ont aucun remords , ils ne se font en principe pas d’illusions sur eux-mêmes et , cyniques , ils ne se racontent pas d’histoires .

Il y aurait donc deux sortes de pervers , bien distincts : ceux qui agissent par jeu , en le sachant et l’affichant , et ceux qui , hallucinés mentalement , croient sincèrement oeuvrer pour une Cause Juste , Dieu , la Justice ou un dol subi autrefois qu’ils doivent à présent faire payer à des boucs émissaires ...Les seconds semblent plus dangereux que les premiers , car ils passent plus souvent à l’acte et vont plus loin . Mais aussi paradoxalement plus excusables : les démons sont en eux , et les torturent d’abord eux-mêmes . Cela dépend aussi de la nature de leurs obsessions. Le sexe , ou le Mas Chabert , ce n’est pas égal : Barto est directement dangereux pour toutes les femmes , du moins celles qui ont eu la malchance de lui plaire , tandis que Suellen ne l’est que pour les propriétaires du Mas Chabert , par ses frères interposés . A la limite , on arrive ici à une conclusion surprenante : les pervers les plus dangereux seraient aussi les plus sincères , dont les plus excusables , tandis que les joueurs cyniques , plus blâmables moralement , seraient aussi les moins inquiétants . Sensibles au discours , conscients que leur jeu n’a pas d’efficacité pour eux , voire les dessert , ils changeront : leur pragmatisme les protège et surtout protège les autres . Ce sont en effet , souvent , des adolescents .

Y aurait-il une cause identique à des comportements si différents dans leur expression ? Peut-être , l’ennui . Pour vaincre la monotonie de l’existence , il semble qu’ils décident d’en faire un conte cruel , qu’ils dirigent , avec brio , contre quelques victimes. Sans doute l’ intelligence de Julien lui permet - elle de suivre une bonne scolarité sans travailler . Il a donc du temps . Fonctionner à sous - rendement , pour toute machine , et surtout pour la machine humaine , est malsain ; certes , Julien aurait pu se lancer dans la musique classique ou dans la poterie . Mais ce bellâtre de banlieue chaude pensait avoir mieux à faire . L’idéologie joue ici à plein : un mâle ne saurait s’abaisser à des activités de « gonzesse » . Peut-être , dans un meilleur Lycée où il aurait dù se surpasser , Julien , sur occupé , eût été un élève normal , voire brillant . Beaucoup de personnages ici semblent répondre à cette caractéristique : ils valent mieux , croient - ils , et c’est souvent , en un sens , exact , que leur statut professionnel ou leur position sociale initiale . Ils se sentent déclassés , mal à l’aise dans le milieu qui leur fut échu et qu’ils ne « méritent » pas . Suellen est un cas typique : issue de lumpen prolétaires méprisés , qui , pour beaucoup d’entre eux , naviguent entre prison et bureau d’aide sociale , elle ne supporte pas l’humiliation que représente le seul fait de s’appeler Gomit . Elle est « cataloguée » . Intelligente (on le lui a souvent dit , et elle le sait , même si , pour le coup , elle se sur évalue un peu) , elle « vaut » mieux . Mais elle est tout de même une « fille Gomit » , et le chômage , l’inactivité , pour cette courageuse qui construit sa maison de ses mains , constitue une déréliction pure . Elle se donne un but , ridicule , et combine alors à l’infini , des plans , des histoires , des intrigues , pour l’atteindre : son éducation, sa position de fille Gomit , même de Dauphine , ne lui ont pas permis d’envisager mieux que de devenir la Maîtresse du Mas Chabert , ou du moins de gagner sur la terre convoitée quelques mètres symboliques qui feront d’elle , tout de même , la Maîtresse d’un « bout » du Mas Chabert ainsi rogné . Pour parfaire le tout , elle a planté sa maison sur ce bout . Tout est dit . Suellen , en un sens , se sous évalue (et , nous le verrons, se sur évalue en même temps) . A l’inverse , Alain , lui , comme Jacqueline, se sur évaluent : les traces imprimées en nous par l’éducation semblent indélébiles , du moins dans la pratique . Catherine, fait l’un et l’autre . Elle se sait brillante : mais quelque chose en elle résiste à ce qu’elle sait pourtant , et qui lui est démontré par ses résultats . Elle a toujours peur de ne pas être à la hauteur . Elle choisit alors le plan le plus subjectif ; le plus invérifiable qui soit : celui de la séduction , du charme . Les autres , croit - elle , en ont toujours plus , et font toujours mieux , et n’ont jamais de problèmes . Elle focalise alors sa haine , provisoirement , sur Isabelle , qu’elle imagine plus attirante , plus féminine (c’est douteux) ou plus favorisée . Sa paranoïa va bon train . Sa mère , une belle femme , lui aurait reproché , autrefois , sa laideur . Vrai ? Ou imaginé ? Avec Catherine , on ne peut savoir : elle possède le talent de bâtir une histoire parfaitement plausible , et aussi parfaitement inexacte . Juliette serait plus proche de la perversion . Elle est l’exact opposé de Catherine : ce qui , croit-elle , pèche en elle est l’intellection . Sa haine vis à vis des intellectuels et surtout des intellectuelles est le pendant de celle de Catherine vis à vis des « séductrices » , ou qu’elle juge telles . (C’est à dire toutes sauf elle) . Mais à la différence de Catherine qui , au fur et à mesure qu’elle avance dans ses études , de plus en plus sûre d’elle , finit par guérir.
Juliette , au contraire , redoute au fil du temps de perdre ce qui fait son pouvoir : son apparence . Elle est donc plus aigrie et plus cruelle à mesure que passe le temps . A ce jeu , elle sait qu’elle ne pourra gagner . Ces personnages, à l’exception d’Alain , (et encore) , passionnés , veulent éperdument changer de milieu , ou être les meilleurs coûte que coûte . Karim , l’ « ami » de Benj , personnage par certains côtés semblable à Suellen , par exemple, lui aussi , veut s’en sortir : son statut d’enfant de la DDASS lui fait horreur. Il a en lui une immense haine à liquider contre le funeste sort qui l’a conduit à être abandonné , « l’enfant de personne » , le « sans famille » ad vitam aeternam . Il est puissamment déterminé par deux pôles d’attraction aussi intenses l’un que l’autre  : la haine et le désir de  réussite  à la fois . Ce redoutable , de tous , sûrement le plus organisé , va assouvir ses deux passions en même temps , pervertissant (par la drogue , par exemple) ses « amis » , les mettant sous sa coupe pour , et les détruire, et les utiliser à ses fins : coup double . De tous , c’est celui que l’on pourrait le plus redouter et juger : sans doute un « vrai » salaud , tenace , organisé , intelligent . Mais Suellen serait encore plus dangereuse puisqu’elle agit, elle, par personne interposée (donc elle ne risque rien). Sa naïveté cependant atténue les risques que peut faire courir un tel personnage . Reste que peut - être Sophie eut de la chance de ne pas être tuée . D’autre part , Suellen , à la fois se sous évalue , (elle n’est , malgré tout, que la fille Gomit pense-t-elle) , et aussi se sur évalue : si Julien a judicieusement choisi des proies fragiles , candides, Suellen , elle , s’est rondement attaquée à trop forte partie , erreur que n’eussent jamais commise ni Julien ni Christine, qui jouent certes, mais à coup sûr . Et Sophie finit par gagner . Suellen avait donc vu trop grand , paradoxalement en raison d’une certaine sincérité, que ne possèdent ni Christine ni Julien , pur joueurs sans état d’âme. L’important pour eux est de gagner , peu importe ce qu’ils gagnent . L’important pour Suellen est le Mas Chabert , peu importe qu’elle ait gagné . Elle est moins orgueilleuse que les autres , ou plutôt sa passion pour le Mas Chabert est telle que celle-ci a paradoxalement (puisque c’est tout de même le narcissisme qui l’a générée) pris le pas sur sa vanité personnelle : la créature a fini par dévorer le créateur .

Ces pervers sont cependant souvent servis par leur groupe de proches : tous , le fait est quasi constant , quelque soit leur milieu social (ici , on va d’un extrême à l’autre) ont eu à leur dévotion une véritable cour attitrée . Catherine , certes , s’est crée elle-même cette cour : cette fille de pasteur , autoritaire et courageuse , sait se faire écouter , et sa réussite dans les études ne fait qu’accroître son entregent. De même Juliette et Rachida : mais, à la différence des autres , c’est elles qui se sont introduites dans une Cour déjà constituée , comme courtisanes. Cependant , il s’agissait d’une courtisane écoutée , appréciée au point que parfois les rôles pouvaient basculer : la Maîtresse , bien souvent , c’était elle . Sonia , quoiqu’elle en dise à l’assistante sociale pour se justifier , a également été une enfant aimée par une mère démunie et naïve qu’elle a manipulée comme bon lui semblait .. une mère qui est sincèrement persuadée que sa fille serait une meilleure élève si seulement les profs étaient plus consciencieux .. Quant à Christine , c’est la Dauphine incontestée d’un groupe tout puissant qui la protège de toutes parts : sa mère elle - même , avec une candeur sans égale , la définit , sans la moindre ironie , comme une sorte de « Jeanne d’Arc laïque » . Julien également est soutenu , avec une mauvaise foi évidente , mais une passion d’autant plus vive , par une mère avec laquelle il dit cependant ne pas s’entendre (et que paraît-il , il lui arrive de frapper) , une mère qui cependant , inlassablement , rend visite aux Proviseurs , leur écrit , prie , supplie , le justifie , fait valoir son divorce , l’absence de preuves , voire lui fournit un alibi lorsqu’il le faut ... Quant à Suellen ou Juliette , elles sont , elles aussi, les Reines d’un Clan qui les admire démesurément : acharnées , ambitieuses , sans scrupules , elles réussiront , et ils en bénéficieront tous , pensent-ils . Suellen porte joyeusement le poids de la responsabilité de cet héritage . Ses nombreux frères (dont certains sont de vrais délinquants) , constituent sa Garde Impériale , et ses soeurs, quoiqu’un peu jalouses au fil du temps , l’ont adulée comme leur propre enfant ... Même Jacqueline , pour le peu qu’elle livre de son enfance , fut une fille de « famille » dans tous les sens du terme : son éducation , dit-elle sobrement , ne l’a pas habituée à partager une salle de bains , et elle s’y refuse tout net lorsqu’on ose le lui proposer . Alain également est accoutumé à la déférence de tous , depuis toujours , et supporte mal de ne plus y avoir droit  : sa mère parle de lui carrément à la troisième personne , comme le fils de ... Il est bien un Prince , même déchu . 

Reste Barto : ce redoutable intelligent , lui , n’a pas réussi à se constituer une Cour . Mais il n’a guère cherché , paradoxalement en raison de sa valeur estimée (par lui , mais réelle) : les autres ne valaient même pas qu’on les séduise . Les femmes ? Toutes des putes . Les hommes ? Des gogos qu’elles séduisent et circonviennent . Lui seul , Barto , vaut la peine d’exister ; lui et quelques intégristes musulmans sans doute , peu nombreux, qui le confortent , et qu’il conforte dans une sorte de psychose collective. C’est peut-être l’extrême solitude qui exacerba sa rancoeur : il était seul à reconnaître sa propre valeur , immense , enflée à la mesure même de son isolement. Le poids de ressentiment était insupportable pour le quasi adolescent . En effet, peut-être aussi était-il racisé ? Cela le précipita dans l’abîme . C’est ainsi que souterrainement , à bas bruit , la folie s’empara de lui et ne trouva son exutoire que dans le meurtre . Seul , toujours . Peut-être, dans un milieu qui l’eut reconnu pour ce qu’il était , accaparé par des études prenantes , il fût devenu un chef d’entreprise sans états d’âme , efficace , redoutable et , d’une certaine manière , équilibré ? Il s’oppose , là , aux autres : ce n’est pas un hasard . Tous ont eu leurs courtisans : c’est justement cette sur évaluation d’eux mêmes par leurs proches qui les ont conduits à blesser tout ceux qui ne jouaient pas de concert . Barto , lui , n’a pas eu (ou du moins pas autant) cet univers douillet et mortifère à la fois : sa solitude s’est trouvée renforcée . Tous les éléments dysfonctionnants de sa personnalité éclatèrent alors . La misogynie de Julien , par exemple , ne l’empêche pas de filer doux devant la redoutable Christine , et de faire de même ensuite avec son autre amie . Karim , de même , fait subir sans dommages quelques entorses à son code machiste : les assistants sociaux, les éducateurs qui le soutiennent sont souvent des assistantes sociales et des éducatrices . Qu’importe. Elles lui sont utiles. Il se soumet , à sa manière. Mais Barto , lui , est un Pur : il ne saurait donner quelque coup de canif que ce soit dans le contrat moral qui le fonde à mépriser les femmes , sauf la seule fois où il fut au pied du mur , lors des moqueries de sa prof de philo . Encore ne fit-il pas beaucoup d’effort pour tenter de se faire admettre par l’autre prof : cette angélique l’accepta d’emblée . Si celle - ci ne l’avait pas fait , Barto eût-il tué l’une au l’autre ? L’histoire ensuite montra que ce n’était pas tout à fait exclu .

Il semble donc que ces dysfonctionnants , souvent non détectés , soient tous , au départ , des enfants particuliers , que l’entourage a fabriqués sur le modèle de futurs chefs ou de la Reine de la ruche , ou qui se sont fabriqués eux - mêmes ainsi , seuls contre tous . (Barto) Dans ce cas -là , leur dangerosité devient extrême car le délire n’est pas loin . (Dans un groupe , il y a presque toujours , plus ou moins , un élément conciliateur , plus rationnel, plus Colombe que Faucon . Catherine est « calmée » par Hélène , Suellen , par l’une de ses soeurs , Rachida , par les aléas de son histoire , Juliette (faiblement ) par son frère , Jacqueline , par son fils aîné , Sonia , par un prof et Christine et Julien , par leur mère ... Barto en revanche ne saurait être « calmé » par personne .

Peut-être ces êtres particuliers ont-ils été « doués » , manifestant d’emblée des capacités spécifiques , différentes , qui impressionnèrent les autres ? Peut-être est-ce le hasard qui a présidé à leur intronisation ? (Suellen , par exemple , est la dernière de la fratrie, d’autant plus adulée qu’il n’y en aura plus d’autres) . Mais , même dans ce cas , ils semblent s’être parfaitement confondus avec le rôle , devenu pour eux comme une seconde nature . A force de ressasser à quelqu’un qu’il est brillant, il finit , noblesse oblige , par le devenir . S’il ne le peut pas , il forcera son talent , jusqu'à la cassure de lui-même ou des autres . Même si le rôle n’est pas sans inconvénients (noblesse oblige , là encore) , il a abouti parfois à créer des êtres étranges , romantiques parfois , sans scrupules , aux affects assez pauvres malgré les apparences ; bien que toujours (sauf Barto) entourés , ils ont du mal à vivre avec les autres , qu’ils dénient ou dont ils se servent sans la moindre gêne , voire sans même s’en rendre compte . Il reste la passion , inconstante , qui souvent , les détermine  aussi : si celle - ci existe, alors , tous les ingrédients de la cuisine sont complets . On débouche sur des Rastignacs , machiavéliques redoutables , ou des délirants incompréhensibles d’autant plus inquiétants .

Cependant , si certains semblent logiquement déterminés par un but précis , individualiste , certes , mais compréhensible , d’autres en revanche , plus rares , semblent agir par jeu , faire le mal pour le mal . (Julien ou  Sonia , partiellement) . C’est peut-être ceux-là , et ceux - là seulement que l’on pourrait appeler pervers : leur but n’est pas d’atteindre quelqu’ objet enviable dont ils croient ne pas pouvoir se passer sans déchoir , mais simplement de navrer . Leur jouissance est à ce prix . En fait , Sonia et Julien, même s’ils ressemblent aux autres , ne sont pas réellement identiques à ceux - ci . La haine qui les détermine est une haine à vide , ou du moins, une haine dont l’ « explication » est confuse , une haine en soi , puérile, mais vivace , qui s’applique au hasard à des victimes différentes , mais toujours faibles . 

Sonia déteste Paule : une mauvaise note ? C’est un peu court . Mais elle exerce aussi ses talents contre la douce Mathilde , ou contre les faibles en général , qui ne lui ont jamais rien « fait » . Julien, lui , choisit ses proies presqu’ au hasard , mais dans un panel particulier constitué de fragiles , d’isolés . Les déteste - ils a priori ? Il faudrait alors supposer qu’il haït systématiquement les faibles en tant que tels. C’est , du reste , peut-être le cas : petite brute sans scrupules , usant volontiers de la force physique et ne respectant que celle - ci , Julien en effet méprise les faibles . En fait , ceux-ci constituent les simples support de sa haine qui couvre l’ensemble des hommes . Christine , nous l’avons vu , est fort différente bien qu’associée à Julien : plus narcissique , elle aime blesser parce qu’elle aime aider . Cette future politique (ou thérapeute , elle n’est pas encore fixée) veut qu’on l’apprécie... Et pour ce faire , elle n’hésite pas à semer la pagaille , pour pouvoir enfin agir contre celle-ci . Lors des absence des profs qu’elle a fondés à fuir , elle se battra efficacement pour obtenir des remplaçants . Julien , lui , n’a pas de ces désirs « altruistes » et « généreux » . La tragédie, bien préparée , enfin éclatant , il observe plaisamment , rencogné dans l’ombre , discret , se repaissant des souffrances qu’il a suscitées sans faire quoique ce soit contre celles -ci . Le seul moment où il parle enfin , c’est , longtemps après , lorsqu’il se vante d’avoir été l’instigateur du drame , se présentant lui-même , fier de lui , comme l’habile petit salaud qu’il est . De tous , il serait donc le plus pervers puisque c’est surtout le mal en tant que tel qui le séduit, tandis que , pour d’autres , celui-ci ne représente que l’ occasion de manifester ensuite leur talent et leur « générosité » ou un baume jeté sur une blessure qu’ils croient leur avoir été infligée . ( Catherine, Juliette , et même Barto ).

Le sadisme pur (Julien) semble en effet plutôt un fait masculin , si l’on en juge par les faits - divers . Encore faut-il s’entendre sur le terme : doit-on juger le sadisme en fonction de la gravité des actes commis ? Sans doute , il n’y a pas d’autres mesure . Mais ici, la gravité des dols infligés semble -t-il , n’ a rien à voir avec le degré de culpabilité des bourreaux . Barto, l’assassin violeur , par exemple , un « sincère » à sa façon , ressemble à Catherine et s’oppose à Julien , le pur salaud cynique . Cependant , les actes de Barto n’ont aucune commune mesure avec ceux de celle-ci. C’est qu’il y a ici un élément déterminant , qui , associé à un autre , peut faire basculer le pervers dans le crime véritable : Barto , comme Julien , semblent ne pas avoir d’affects . Il est un Pur , le bras armé de Dieu , croit-il , (Julien , lui , se voit simplement le jeune loubard arriviste de banlieue chaude qu’il est), tandis que Catherine , elle , en a , des affects : désordonnés , aléatoires , mais enfin , elle sait aimer et être aimée . Ses tumultueuses relations la protègent . Les femmes en effet n’atteignent jamais , ou rarement , le même degré d’isolement, d’érosion complète des affects que les hommes . Leur socialité (même minimale) les préserve donc du sadisme pur , et , surtout, l’objet de leurs délires est différent : en ce qui concerne la sexualité , par tempérament , elles ne sont jamais tentées par cette dérive . Leur cruauté s’exerce rarement sur le sexe opposé : la plupart du temps , ce sont contre des femmes aussi qu’elles agissent , comme les hommes . (Du reste , une des rares femmes sadiques dont l’histoire ait retenu le nom , Elizabeth Bathory , exerçait ses talents , non sur des hommes , mais sur des femmes). Catherine par exemple navre Isabelle ; Juliette s’attaque surtout à Anne ; Sonia , à Paule ; Suellen , à Sophie ... Les unes et les autres ménagent prudemment les hommes , même les compagnons de leurs victimes : Suellen ne fait ni ne dit jamais rien contre le mari de Sophie , ni Juliette contre celui d’Anne . (Chez Suellen , cela en devient même comique : c’est Sophie qui sera traitée de « sale Juive » alors que c’est son mari qui est d’origine israélite ) . Toujours , c’est la femme et elle seule qui est l’ objet de leur ressentiment. (La vamp dévoreuse de mâles est un mythe romanesque , mais typiquement masculin et fantaisiste) . Ce sont donc les affects , qui différencient les femmes des hommes . Parfois quasi inexistants chez ceux-ci , leur absence les conduit au crime sadique , lorsqu’ ils sont hallucinés mentalement , surtout si cette hallucination concerne la sexualité . Catherine , comme toutes les femmes , n’a qu’UN seul élément de dysfonctionnement , l’hallucination mentale . (Les « autres » sont mieux qu’elles et la méprisent , croit-elle) . Mais elle a des affects , des amis , et la sexualité ne lui pose pas problème . 

Julien , comme bien des hommes pervers , a une lourde perturbation des affects . Il semble n’aimer personne , mais il n’est pas halluciné mentalement, donc ne commet pas de crime au sens juridique du terme . Tandis que Barto , lui , possède les trois éléments qui , mis ensemble , vont constituer le détonateur de l’explosif accumulé en lui , et le pousser à ses crimes sadiques : il est halluciné mentalement , l’objet de son délire est les femmes , et surtout , il est totalement isolé . Il n’a pas ou peu d’affects qui le modéreraient . Ici , on le voit , le degré de gravité des faits commis n’a rien à voir avec l’immoralisme de leur acteur . Julien et Karim , lucides et calculant bien leurs coups , sans but autre que de blesser des faibles , (pour ce qui est du premier du moins) , semblent davantage de purs salauds que Barto , le fou assassin isolé , halluciné , sous influence , qui se croit missionné par le Ciel , s’attaquant certes , lui aussi, à des faibles , mais à des faibles que , dans son délire , il croit sur puissantes.

Il n’empêche que , même si leurs raisons sont différentes, les femmes aussi peuvent faire du mal , d’une autre manière , moindre , et pour d’autres causes . Elles blessent uniquement pour atténuer leur souffrance , parce qu’elles croient que certains en sont la cause, (comme Barto , en fait) ou simplement parce que la seule présence de leurs victimes l’accentue cruellement (comme Barto , toujours) . Le dysfonctionnement de ce violeur assassin semble donc plutôt féminin , mais il possède , lui , en plus , l’isolement , la quasi absence des affects , et surtout l’orientation particulière de ses délires sur la sexualité . Les femmes sont plutôt mues par la douleur qui les navre ; elles n’agissent jamais , ou rarement , gratuitement : il n’y a pas ici de Julien féminin et le personnage est en effet rarissime. Juliette , se voyant vieillir , ne supporte pas la société de jeunes femmes trop éclatantes (ou des intellectuelles) parce qu’elles lui font de l’ombre . Elle va donc les blesser pour qu’elles l’évitent désormais : ainsi , elle sera bien la seule à parader. Il y a donc un sens à ses machinations . Elle redoute les « meilleures » , les heureuses rivales , ou du moins , celles qu’elle suppose telles . Mais Julien , au contraire , agit sans « raisons » , s’attaquant exclusivement aux faibles , qui ne sauraient faire quelque mal que ce soit , à lui , le caïd incontesté : ils sont plus faciles à atteindre. De même , Juliette , Jacqueline, Suellen, Rachida et Alain tirent tout de même un certain bénéfice de leurs actes . Leur « méchanceté » est donc peut-être accidentelle , liée à une malchance , à une injustice , ou aux aléas de l’existence : un mauvais « sort ». Si Suellen avait pu avoir (par une donation par exemple , de sa Marraine) le Mas Chabert , se fut-elle donné la peine de mitonner ses terribles intrigues ? Non , sans doute . Mais se serait-elle alors lancée dans quelqu’ autre entreprise du même ordre , avec les mêmes méthodes : séduction / accaparement / intimidation/ menaces/ chantage ? Peut-être . (Elle pratique en effet de la même manière lorsqu’elle « veut » Gérard , et aussi en d’autres circonstances).

De deux choses , l’une : si le dysfonctionnement est de nature (ou du moins archaïquement installé par l’éducation , très tôt , chez un individu) , alors effectivement , on peut imaginer que l’objet du comportement peut être , au gré des circonstances , modifié , sans que le comportement lui - même , dans son essence , le soit : pervers il est , pervers il demeurera . Si le dysfonctionnement est au contraire épiphénoménal , accidentel , alors n’importe qui peut être pervers dans certaines circonstances, mais réciproquement , le pervers peut changer , une fois son forfait accompli et le contexte modifié , le fût-il par son geste lui - même ! (Un grand Patron de Médecine , reconnu pour sa générosité qui confine à l’abnégation , avoua dans ses mémoires, une fois âgé - un jeu ? Une pose ? sûrement pas - , avoir commis dans sa jeunesse quelques turpitudes pour réussir le Concours d’Internat qu’il n’aurait jamais dû obtenir . Son méfait - unique ?- accompli , il fut par la suite , grâce précisément à son statut , un excellent praticien , dévoué , engagé dans l’action humanitaire etc .. La quintessence de la perfection. Le remords - ou le désir de provoquer ?- le fondèrent par la suite , lassé du personnage, par honnêteté , à se dénoncer . Mais à ce moment , il ne risquait plus rien , et ce fut même un cercle de plus dans son aura : on n’échappe pas à la sainteté) .

Le cas est rare cependant , et il ne semble concerner que des gestes au fond , assez futiles. S’arranger pour obtenir par avance les sujets d’un Concours d’Internat est moins grave , (même si , peut - être , le premier des recalés en dirait autrement) , que passer des coups de téléphones délateurs relatifs à la « vertu » de leurs filles à des familles musulmanes rigoristes en usurpant une identité . On peut se le demander en effet : si Juliette possédait l’élixir de l’éternelle jeunesse , elle n’aurait certes pas eu à déployer son talent pour navrer d’hypothétiques adversaires , mais n’aurait-elle pas alors choisi un autre type de rivalité , en pratiquant ensuite de la même manière ? De même , si Rachida étaient née dans un milieu plus favorable , aurait - elle eu à user d’armes si machiavéliques pour se tirer d’affaire ? Quelque soit le milieu , n’aurait-elle pas cherché à grimper plus haut dans l’échelle sociale , de toutes les manières possibles, quitte à saccager tout ceux qui se trouvaient devant elle ? 

Significativement , Juliette par exemple , grande bourgeoise argentine , agit exactement comme Rachida , l’immigrée pauvre . Comme elle , elle se prétend (ou s’affirme , car c’est en partie vrai) , l’intime de Puissants dont elle exhibe volontiers les photo en sa compagnie . Qu’il s’agisse d’un richissime « Riri » , ou de la digne épouse du Maire de Salinelle (« Sylvie »), le principe est, dans les deux cas , identique. Bluffer pour impressionner , puis , l’impression suscitée , le bluff devenu « vrai » , aller plus loin encore . Ces petites machinations , peu graves , montrent seulement que le milieu social ici ne joue pas : il s’agit simplement de grimper . Reste cependant qu’elles ne sont que la partie visible , la plus pittoresque , des personnages : en fait , leurs manigances peuvent aller infiniment plus loin. Une observation pourtant est ici nécessaire : Juliette « va » moins loin que Suellen . Elle n’a pas , elle , à grimper une pente aussi rude qu’eux : même si son statut de femme riche ne la satisfait pas (son mari n’est tout de même pas un « Riri ») elle est néanmoins assurée du respect et de la déférence de tous . Elle n’est pas , sur le plan social , comme Suellen , le dos au mur. Le décalage entre ce qu’ils désirent et ce qu’ils ont , fonderait - il ceux qui se sentent au plus bas (ou qui visent au plus haut) à des gestes d’autant plus gravement pervers  ? Peut-être en effet . 

Plus la difficulté est grande , insurmontable , d’atteindre le but qu’ils se sont fixés , plus leur ressentiment est prégnant , et donc plus leur haine grandit ... Leur principe , « la fin justifie les moyens » , dans la mesure où leur fin est un quasi mirage tant elle est éloignée d’eux , explique peut-être qu’ils soient moins scrupuleux que d’autres sur le choix des moyens pour l’atteindre .

Peut-être en effet certains , plus que d’autres , sont prêts à toutes sortes de bassesses et de cruautés pour aboutir à leurs fins , se valoriser dans l’échelle sociale , se libérer de leurs passions ? C’ est ici une simple question de limites : car nous pratiquons tous ainsi : mais d’abord , nos passions ne sont pas identiques , (une agrégation de médecine , le Mas Chabert , ou la mort d’une femme , ce n’est pas égal) , et ensuite, nous nous arrêtons en chemin à des endroits différents , selon nos principes moraux , la plupart du temps , ou seulement en fonction de notre énergie . Il semble que certains , plus puissamment déterminés , plus névrosés peut - être , plus passionnés aussi , ou hallucinés mentalement , obsédés , ne sachent pas s’arrêter , même lorsque l’objet de leur passion est dérisoire . (Le Mas Chabert , par exemple , pour Suellen). Car une autre constante de ces personnages est l’extraordinaire énergie , la ténacité inouïe dont ils font preuve . Même Jacqueline , toujours épuisée , se montre néanmoins si âpre à la discussion , si harcelante et agressive (elle ne quittera jamais les lieux , dit-elle), que son patron , de guerre lasse , finit par lui accorder tout ce qu’elle exige, si exorbitant que ce soit . 

En fait , nous pourrions tous peut-être , dans certaines circonstances , être Suellen , Juliette, Jacqueline , Christine ou Sonia, voire Catherine . Quant à Alain, c'est un personnage de la vie quotidienne courant : un patron d’entreprise , un cadre supérieur , un époux divorcé malgré lui ... Mais par contre , pour que la barre du délire sexuel et de l’inexistence des affects soit franchie , il faut des circonstances exceptionnelles : nous ne pourrions  pas être Julien ni surtout Barto , le plus dangereux , même si Suellen, malgré son pittoresque quasi émouvant , est , elle aussi , extrêmement inquiétante .

Le hasard , voire le physique , jouent-ils un rôle  ? Si Jacqueline eût été moins défavorisée physiquement , (et , du reste , moralement) est-il possible que son mari fût resté ( ?) et que tout ait été changé ? Ce n’est pas sûr . Les questions d’apparence certes jouent parfois un rôle , mais pas plus que toute souffrance quelle qu’elle soit : si , en effet , Juliette vieillit , si également Christine est trop grande et trop forte et Catherine , myope à l’extrême , en revanche , Rachida est incontestablement belle , Julien le Dom Juan , aussi , de même qu’Alain et même Barto . Quant à Sonia et Suellen , elles n’ont rien de remarquable sur ce plan. Qu’en est-il de la maladie ? Jacqueline , obèse, est en effet toujours fatiguée , Juliette se dit « délicate » , toujours entre deux maux , (mais il s’agit peut-être d’une pose car cela fait bien dans le tableau) , Catherine est , malgré les apparences , réellement fragile , et Christine aurait également quelques problèmes de santé. Mais il n’y a rien à signaler chez Sonia , Alain ...  et la robustesse de Suellen, de Julien et de Barto est sans égale . Or , ce sont tout de même ces trois personnages qui s’approchent le plus du concept de pervers pur . Peut-être en effet , la maladie peut-elle déboucher sur des comportements identiques à ceux des vrais pervers , (chez lesquels il n’y a rien à signaler) ? Ne pas se supporter est en effet la constante de tous (sauf Julien , toujours particulier) : ce dégoût d’eux-mêmes est parfois compréhensible , faute d’être justifié . Jacqueline , par exemple , est physiquement défavorisée . Catherine voit mal , et elle a tendance à « deviner » , à inventer , selon son imagination , une scène ou une autre.. Juliette joue à la petite fille , mais elle a bien cinquante - cinq ans ; si son visage , retendu , ne le montre pas , son allure , sa démarche détonnent et choquent d’autant plus... Même Barto , malgré les apparences , ne se supporte pas : il est « mieux » que tous , et sa valeur - même lui pèse lourdement . Il n’a pas d’amis : personne n’est digne de lui. Seul Dieu lui est favorable : hélas , Dieu lui ordonne de biens curieux services ...

Si on peut s’interroger sur les causes (le sort , la maladie mentale , l’apparence physique) du comportement de tous les autres , en revanche , pour Julien , il n’y pas l’ombre d’un doute : quelles que soient les circonstances , on voit mal ce qui l’aurait empêché de commettre ses forfaits, puisque ses actes semblent n’avoir, du moins tant qu’il était au lycée, d’autre sens que sa pure fascination pour le Mal. Le pervers, si on le définit comme un être désireux de faire le mal pour le mal , est donc plus rare qu’il n’y paraît , et finalement , dans tous les cas cités , seul Julien (et , dans une moindre mesure , Sonia) semblent réellement correspondre au modèle : beau , intelligent , réussissant ses études , en bonne santé , séduisant facilement les jeunes filles , sans problèmes particuliers (semble-t-il ) , il est simplement fasciné par le mal , la souffrance qu’il inflige aux autres , le pouvoir que cela lui confère , et la violence . A dix - sept ans , il pourrait dire « ça me soulage » .

C’est précisément ce qui pose problème : de quoi ? De vivre , peut-être . 

Un des traits caractéristique de ces êtres est leur tristesse en effet, poignante , s’exprimant souvent par l’absence de vrai sourire et des expressions figées. Lorsque Sonia sourit, c’est toujours avec une arrière expression désabusée, triste , ironique , ou même cruelle , qu’elle force du reste un peu. Jacqueline , elle , a une attitude hautaine , elle a l’air de condescendre , pour faire plaisir , à un effort qui lui coûte infiniment : elle daigne sourire , à demi , toujours . Julien quant à lui , ne sourit jamais : il rit seulement , en général des autres . Juliette, elle , adopte la manière stéréotypée , hollywoodienne : elle semble s’être entraînée à ouvrir la bouche et à renverser la tête exactement comme il convient pour être le plus possible à son avantage . Juste après le clic de l’appareil photo , son sourire s’évanouit comme l’éclair . On croirait à une succession de diapositives : ce n’est plus la même. Rachida , elle aussi , lorsqu’elle sourit , pose . Elle a deux sourires : le commercial , plus ouvert , lorsqu’elle travaille , et le « social » : réservé , poli , étudié , exprimant toute la modestie d’ une jeune fille discrète et convenable , qui , même en soirée , sait se tenir à sa place . Julien et Alain ne sourient jamais : ce n’est pas digne d’un homme , d’un dominant . Alain sourit , lui , mais souvent avec une infinie tristesse qui le rend séduisant . (De tous , c’est le plus « équilibré ») . Barto , lui , sourit rarement , et avec un tel dédain , un tel mépris que son sourire même semble une insulte à celui (celle , souvent) auquel il s’adresse . Du reste il s’en suit souvent un «  Vous n’avez pas du tout compris » docte , patient , désespéré : heureusement qu’il est là , lui , Barto , pour expliquer . Christine ne sourit pratiquement jamais : lorsqu’elle le fait , cela l’enlaidit ; le sait-elle ? Son expression met mal à l’aise . Elle n’a rien de joyeux , au contraire . Fixe , un peu figée , elle manifeste seulement une malice de mauvais aloi , inquiétante : quel coup prépare-t-elle encore ? Seules, Suellen et Catherine ont parfois un vrai sourire , joyeux et sincère . S’agit-il d’une comédie mieux jouée ? Indétectable ? Le reste du temps, leur expression , comme celle des autres , est dure , rigide , concentrée , solitaire : aux prises avec elles - mêmes , leurs projets , leurs buts , leurs demi- délires , elles ne voient même pas les autres .

C’est donc bien d’êtres profondément tristes qu’il s’agit ici , toujours insatisfaits , sans élan autre qu’obsessionnel , passionnel , parfois aberrant . Ce sont des êtres qui s’ennuient et qui , même s’ils semblent n’avoir aucun tracas particulier , s’en créent par dérivatif : un curieux plaisir renversé . Mais en fait , ils torturent parce qu’ils sont eux-mêmes torturés , fût-ce à vide, lancés sur des missions impossibles : demeurer éternellement jeune , accaparer la terre du voisin , faire du mal à tous , se valoriser socialement , se venger de toutes les femmes .... Significativement , chaque histoire qu’ils bâtissent pourrait faire l’objet d’un scénario tragique (ou comique , c’est selon) : ils font de leur vie un roman à épisodes , un film , une pièce de théâtre , l’infléchissant dans un sens parfois favorable (pour eux), parfois funeste, (par maladresse liée à l’excès de passion) ou presque neutre dans le cas de Julien (ses forfaits ne lui apportent rien directement) ou encore absolument tragique (dans le cas de Barto ) . 

Cela explique qu’ils fascinent , comme certains criminels : Barto par exemple , fut l’objet de thèses , de mémoires infinis . Il s’en réjouit : enfin , le voilà reconnu , croit-il , à sa vraie valeur . Il ne regrette rien . Ces criminels sans affects ne font qu’agir , avec des degrés (mais un seuil remarquable , ici , est franchi) en plus et souvent l’habileté en moins , obsédés eux-aussi , mais différemment , par des fantasmagories moins classiques ou moins anodines et surtout plus franchement délirantes . Ses professeurs , par exemple , conseillèrent sans rire à Christine de devenir auteur dramatique : en effet , une œuvre où elle eût couché sur du papier ses sordides machinations l’eût sans doute soulagée de ses délires sans blesser personne . Ces êtres ressemblent à l’homme du ressentiment , incapable de créer dans le domaine de l’art ou même de vivre serein , rongés de jalousie envers ceux qui , croit-il , le peuvent ; peut-être , comme le suggère Nietzsche , sont-ils impuissants ? Ils transposent sur le plan réel , mais avec des degrés , qui vont du zéro à l’infini , ce qu’un artiste eût exprimé sur le plan purement imaginaire en s’y tenant ferme . La catharsis leur est inconnue : peu d’entre eux sont véritablement cultivés . Cela ne les intéresse pas , leur narcissisme les occupe tout entiers , ou leur milieu social ne le leur a pas permis. Leur oeuvre d’art , c’est eux -mêmes et eux - mêmes seulement . Eternellement insatisfaits , torturés ou se torturant eux-mêmes , ils regardent toujours vers ce qui pèche , (la bouteille est à moitié vide et non à moitié pleine) , sont incapables de se contenter de ce qu’ils ont , qu’ils ne voient même pas , ou après coup . 

En un sens , c’est cette propension à aller vers l’avant , à désirer , à ne jamais se satisfaire , cette sur évaluation d’eux - mêmes  (ou dysévaluation) qui fascine en eux , tous , ou seulement leur entourage . Ils ne sont pas n’importe qui , et on n’est pas peu fiers d’eux ! Tous , nous désirons être ainsi . Le plat contentement pour ce que l’on a n’est guère romantique . Nous nous sentons , en comparaison à eux , un peu misérables , minables même . Ils le font sentir de toutes les manières possibles . Et cela marche : on l’a vu , même la lourde , la peu avenante Jacqueline réussit à se faire engager , puis à recruter , en une seule journée , le jeune aide - cuisinier qui travaillait depuis le début de la saison en harmonie avec tous les autres, semant la discorde avant de partir . Intelligents , acharnés , cruels mais parfois mal avisés, ils ne voient que ce qu’ils n’ont pas, et jamais ce qu’ils ont, même lorsqu’ils viennent juste de l’obtenir après maints efforts : ainsi Juliette , après un long marchandage , enjôleuse et âpre à la fois , visant à obtenir une réduction de quelques kilos sur un important excès de bagages avec un employé de l’aéroport , ayant enfin fini par avoir gain de cause  (de guerre lasse, devant la file qui grossissait derrière elle , il lui enleva les vingt kilos demandés) , s’exclama , dépitée , au moment de faire son chèque ,  « j’aurais du demander trente , j’ai été trop modeste » . Cette réflexion stupéfiante fut admirativement saluée par son entourage : il était tout en son honneur d’être toujours soucieuse d’un « mieux », même après avoir obtenu le maximum.

Comment se protéger de tels êtres ? Si la machination est bien menée , ils sont par définition indétectables , ou seulement après - coup  , lorsqu’il est trop tard. A ce moment - là , seules leurs victimes les dévoileront (il n’y a plus moyen pour eux de faire autrement , et du reste , dans certains cas , il ne leur déplaît pas , d’être démasqués , d’avoir un public) . Il n’en reste pas moins que la répétition même de leurs cabales finit tout de même par les rendre suspects : c’est souvent celle-ci qui finit par les dévoiler . Mais ce sont des êtres protéiformes qui souvent , changent de lieu , de public , de milieu : ils auront alors les coudées plus franches , provisoirement . Rachida, par exemple , ne dit jamais d’où elle vient , ne parle jamais de sa famille . Julien et Sonia en parlent , mais mentent . La rencontre de leurs parents avec les profs les dérange un peu : il leur faudra un peu d’astuce pour se rétablir ensuite . Juliette est auréolée , lors de ses brefs séjours en France , d’un « ailleurs » prestigieux qu’elle invoque et modifie à son gré. La culture , l’intelligence , le niveau social n’ont pas toujours à voir avec le dévoilement du pervers , contrairement au poncif , qui suppose que dans un milieu social plus favorisé , les gens seraient mieux armés contre ce type de personnages . Sophie , par exemple , fait partie de la classe supérieure , tandis que Suellen , qui se joue d’elle durant trois ans , est issue du sous - prolétariat rural . (Mais peut-être que tout de même , à la fin , le niveau de Sophie lui permit de mieux se tirer d’affaire ). Le sexe ne joue guère de rôle . Les hommes seraient plus pervers , peut-être , (Julien et Barto sont des hommes) , mais les femmes , plus nombreuses , à agir ainsi : plus que ceux - ci , elles s’ennuient . Les tâches ménagères et mondaines , quoique pénibles n’occupent pas l’esprit comme un travail salarié extérieur . Plus que les hommes , elles se sentent parfois défavorisées par un injuste sort, réduites , malgré leurs capacités , à une médiocre existence , où elles ne peuvent exprimer leurs désirs ou leurs vocations. Le chômage , on l’a vu , a navré Suellen, la courageuse . La perversion est l’arme des faibles , ou plus exactement de ceux qui sont à la fois forts, conscients de leur valeur , et frustrés par la vie , donc injustement affaiblis : des femmes en effet , souvent . Madame Bovary , ici , devient Suellen Gomit . Barto , on l’a vu, répond à ce modèle féminin .

Mais il ne faut pas se leurrer : à la limite , les êtres dont il est ici question , excepté Barto , ne sont peut-être pas les plus habiles ni les plus dangereux car ils se sont dévoilés assez vite . Le vrai pervers , lui, est indétectable , ou détectable par sa seule victime , qui souvent , ne sera pas crue , du moins si elle représente un cas unique dans son histoire . Barto le distant , le méprisant , avec une extrême habileté, parvient tout de même à s’introduire chez ses victimes bourgeoises . Il ne se dévoile que la porte fermée et son arme à la main . (Par exemple , autrefois , les victimes de viol n’avaient aucune chance d’être crues si elles incriminaient un coupable jamais condamné , « au - dessus de tout soupçon ») . Barto se fait prendre certes , mais c’est le hasard qui préside à sa chute . On ne parle forcément que de ceux qui, d’une certaine manière , ont échoué , (sauf Julien qui se dénonce lui - même) . Cela biaise l’analyse . Les hommes , malgré le poncif , seraient sur ce plan plus pervers car ils n’ont en général pas , (ou beaucoup moins) , les caractéristiques des femmes qui expliquent , sans le justifier , leur comportement : la frustration , le ressentiment , une valeur personnelle bafouée sont beaucoup moins fréquents chez ceux-ci ... Mais , à l’inverse , ils sont parfois contraints de tenir un rang épuisant , hors de leurs capacités : cela finit par déboucher sur des comportements pervers analogues . Deux causes opposées : deux effets identiques . La machine humaine , lorsqu’elle fonctionne à sur ou sous rendement , tend à s’aigrir : par exemple , Suellen , vive et courageuse au travail , enrage d’être vouée au chômage , tandis que son mari , velléitaire et nonchalant , au contraire , s’épuise d’avoir à entretenir deux ménages . Il ne peut y tenir : ses filles , le comparant à leur prestigieux beau-père , le méprisent. Suellen , elle , aurait été capable de réussir dans un travail , (Maître d’œuvre , entrepreneuse de bâtiment , maçonne) , mais on lui a refusé le BEP qui lui plaisait : la couture , sans débouchés , était incontournable pour une femme de ce milieu - là . Gérard , lui , se doit de réussir dans son travail , mais il n’en a plus la force . L’un et l’autre par conséquent sont soumis à un ressentiment identique , quoiqu’issu de causes opposées , et ils en deviennent identiquement pervers .

Mais il se produit alors un curieux phénomène , que l’on observe aussi dans un autre domaine* : les rares hommes qui passent la barre , injustifiables (ou du moins plus difficilement explicables) , iront alors beaucoup plus loin que les femmes qui se cantonnent toujours dans quelques puériles intrigues plus ou moins cruelles et sophistiquées . Mais elles le font plus souvent , il est vrai . Ils seraient donc , seuls , de vrais pervers , d’autant plus dangereux qu’il semblent structurellement constitués ainsi . (Les pervers sexuels comme Barto , du reste , sont tous des hommes) . Une mention particulière doit être faite pour les couples pervers sexuels , où l’élément déterminant est toujours  l’homme , la femme n’agissant alors que comme un outil passif. (Ce n’est évidemment pas le cas du couple Julien - Christine ). On a donc souvent une vision déformée de la perversion selon le sexe . Parfois , un vrai pervers qui réussit se sert d’un plus faible qu’il manipule . Celui-là seul sera visible et , si l’affaire tourne mal , c’est lui qui prendra les coups à sa place . Il n’est pas tout à fait exclu, dans le couple Suellen - Gérard que ce soit lui , par en - dessous , qui tire les ficelles de la quasi adolescente . La plupart du temps, il est vrai , ce sont les femmes , plus faibles , qui agissent ainsi , en coulisse , se servant des hommes ; mais , ici , on a affaire à un couple « inversé » où l’élément ouvertement dominant (ce qui ne signifie peut-être pas qu’il le soit réellement) est le femme , Suellen qui demande , combine , marchande , bâtit , charrie sacs de ciment , calcule , négocie , le mari se contentant d’aider un peu et de se vanter lors de bavardages alcoolisés entre copains .

En ce qui concerne les comportement pervers « légers » , (en principe féminins) , la fréquence génère l’agacement (même si rien n’est ouvertement formulé) , voire l’exaspération , plus ou moins de tous , car tous se sentent potentiellement des cibles . De la même façon , le populaire se sent plus menacé par quelques petits délinquants de banlieue qui lui font directement courir un risque quotidien que par le grand banditisme (trafic de drogue , blanchiment d’argent , maffia) infiniment plus meurtrier cependant , de même les dysfonctionnantes  hautes en couleur , omniprésentes et insupportables comme Juliette, Christine ou Suellen défrayent régulièrement la chronique tandis que les vrais pervers passent souvent totalement inaperçus , surtout lorsqu’ils changent de milieu , et ils en changent aussitôt que possible . Les hommes , plus mobiles , plus favorisés , semblent donc , là comme ailleurs , mieux armés et mieux réussir : on les détecte donc moins et on incrimine davantage, à tort , les femmes.** Ce texte ne fait pas exception : cette mise au point était nécessaire afin de ne pas donner une image fausse de la perversion . Les grands pervers assassins , qui historiquement réussirent , étaient bien tous des hommes : Hitler , Staline , Pol-Pot , Mao etc...


* De la même façon , si les filles obtiennent globalement de bien meilleurs résultats scolaires que les garçons , en revanche , l’excellence proprement dite semble réservée aux quelques rares éléments (souvent masculins) qui auraient passé la barre. Il ne m’est arrivé que trois ou quatre fois d’attribuer 19 en philosophie au Bac : à chaque fois , il s’agissait d’un garçon .

** Il faut aussi identifier le pervers : ce n’est pas simple . Parfois , on l’a vu , celui qui blesse n’est pas forcément celui qui , par dessous , dirige la cabale. Une femme ? Souvent , il est vrai . Mais parfois , c’est un homme . Il se peut par exemple que quelqu’un de plus intelligent qu’elle tire discrètement les ficelles de Juliette . Un homme en effet , qui se servirait d’elle . A charge de revanche : cela pourrait expliquer qu’elle soit soutenue contre vents et marées quel que soit les excès auxquels elle se livre impunément .


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Une étrange parano

Elle arriva dans un village sans bruit ni trompette. Aimable, superficiellement, avec un joli accent que les gens ne situaient pas. Elle s'installa avec un certain courage dans une bâtisse isolée, parfaitement restaurée, ses précédents propriétaires ayant eu de gros moyens. Un drame était à la clef de l'offre intéressante. Ces artistes comptaient y demeurer lorsque la maladie frappa l'un d'eux, qui mourut. Son compagnon vendit immédiatement à un prix défiant toute concurrence. Il voulait fuir, le plus vite possible, ce lieu qui avait été le théâtre de tant de souffrances. 

Ce fut Greta donc qui se trouva là par hasard et n'hésita pas une seconde. Seule. Divorcée ? nul n'en savait rien. La bâtisse avait été déjà le lieu d'un précédent drame et , même bellement travaillée, son emplacement se prêtait un peu à un scénario de thriller, ce qui avait fait hésiter les autochtones malgré le prix. Située au bout d'un chemin plus ou moins en cul de sac, au raz de la rivière, tout en bas d'une montagne assez élevée, déserte à cet endroit, le terrain revêtait un curieux aspect, variant selon les jours, de poignante tristesse ou d'inaltérable beauté, en fait les deux à la fois.  Inquiétant  sans aucun doute. 


Cela avait été autrefois une usine et on pouvait penser que la cruauté du sort des ouvrières au 19ème siècle, souvent tuberculeuses, sourdait encore des murs de l'une des bâtisses, car il y en avait plusieurs, celle qui était leur dortoir-prison... dont elles n'avaient pas le droit de sortir sauf le dimanche et à des heures fixes. Le bâti tout entier était en contraste. Par devant, assez beau, traditionnel, c'était la maison des maîtres ou du régisseur qui demeuraient sur place. Tournant le dos au chemin, de l'extérieur on ne voyait que des murs et des fenêtres grillagées très hautes qui paraissaient laides avant qu'elles ne fussent considérées  comme historiques. Un grand mur fermait la propriété : il n'était pas question que des curieux ne vinssent visiter les ouvrières ou voler des chargements. 


A l'avant, se trouvait la maison-prison des ouvrières. Vue de derrière, sans fenêtres, c'était un mur gris moussu,  tout en longueur, situé le plus loin possible de la maison principale semblait-il. Même si au 19ème , on vivait ensemble ou quasiment, il importait de ne pas mélanger les torchons avec les gants. Le dortoir possédait une entrée spécifique située plus avant dans le chemin... plus agréable que l'entrée principale qui desservait à la fois l'usine et la maison des maîtres. Ceux-ci, d'un balcon, pouvaient voir les allées et venues de tous. Le chemin des ouvrières était moins retiré, plus ensoleillé que celui de l'usine, étroit et un peu sinistre. Pour parachever l'impression de thriller, il se poursuivait en angle, resserré -car en fait ce n'était pas un cul de sac- , contournant la maison qu'il longeait, par un talweg autrefois empuanti où on jetait les eaux usées de l'usine et des gens... filant droit à la rivière par un canal à ciel ouvert qui passait juste devant le dortoir des ouvrières, s'éloignant de la maison des maîtres (dont il partait cependant). La tuberculose, qui touchait même les patrons dont une des filles disait-on était morte, pouvait trouver origine dans ces conditions d'hygiène désastreuses.



Sont-ce ces réminiscences ? La mort du sida du jeune homo apprécié de tous ? Les gens du quartier n'en voulurent pas... ou hésitèrent trop longtemps. Ce fut Greta donc, accueillie avec une sorte de soulagement palpable. Et distance aussi, comme toujours chez les cévenols. La maison allait revivre et le tragique des lieux allait enfin se déliter jusqu'à disparaître. Accueillie, le mot ne convient pas tout à fait. Les Cévenols n'accueillent pas, ils se montrent aimables, parlent volontiers d'eux-mêmes avec confiance et sympathie, ils sont aussi très souvent serviables... mais peu inviteurs, même entre eux. Cela tombait bien, Greta était ainsi, en plus contrasté. 


Superficiellement amicale, un peu trop même, elle prit pour habitude de tutoyer presque tous les gens, du moins de son âge (ou ses employés)... ce qui fut accepté et retourné différemment... du bout des lèvres ou avec sympathie. Mais il semble qu'elle fut tout de même déboutée par certaines, Léna notamment, qui, stupéfaite, refusa de déroger. Léna et son frère Toni, anciens résistants, étaient en quelque sorte les éminences du quartier. Greta ne se formalisa nullement , s'excusa (cela se faisait dans son pays assura-t-elle) et prit soin de les traiter comme tels.



Car elle représentait un mystère et sous ses dehors aimables, ne se livrait pas. Il était clair que les gens , malgré son copinage tenté, l'indifféraient. Des bribes laissaient entendre qu'elle venait d'Afrique où visiblement elle avait gagné de l'argent, mais elle ajoutait souvent, toujours par allusion rapide et ambiguë, chez le boulanger ou autre, qu'elle avait « travaillé à aider des femmes »... ce qui, observa Léna, ne voulait rien dire. Elle se disait professeur, mais à la question abrupte d'une enseignante, « de quoi? » elle éluda encore. A Toulouse répondit-elle, où elle se rendait tous les lundis, un long trajet mais baste... et ce fut tout.

Les cévenols, secrets sous leurs dehors ouverts, n'aiment pas les mystères surtout ceux des autres, et d'autant plus sur le plan économique (d'où provient l'argent est la question de base non dénuée d'une certaine pertinence de la part de ces paysans ou ex paysans) et Greta marqua là un point négatif, vite pallié. On ne savait décidément pas et on ne le saurait jamais. Un autre fut l'état dans lequel elle laissa (volontairement?) le talweg qui derrière sa maison, longeait le chemin communal où certains se rendaient souvent, du moins jusque là, Léna et Toni notamment qui avaient une terre plus loin. Des eaux (usées?) s'y déversaient derrière les ronces énormes, qu'ils coupaient systématiquement, allant toujours sur leur terre avec sécateur ou taille branches. Greta, du haut d'un balcon d'où on ne la voyait pas d'en bas, ne manquait jamais de les saluer avec ce curieux mélange d'arrogance et d'obséquiosité qui troublait toujours.



Le personnage était à présent installé. En contraste donc. Si ses employés, cela se sut ensuite, ne l'appréciaient guère, à mi-mot toujours, car disaient-il, elle les payait mal et toujours en retard, certains affectèrent d'être ses amis ou le devinrent vraiment, un peu forcés. Elle s'était créé une sorte d'aura qui brilla un temps. Héloïse, la fille de Léna, (qui n'était jamais là), fut même à un moment son supporter: après tout, cette petite femme fragile et peu favorisée par la nature avait un certain mérite de vivre dans ce bout de quartier un brin sinistre, seule de surcroît, et d'entretenir si bien un tel terrain etc... Elle regretta à cette époque qu'elle ait été si peu accueillie et le reprocha même à Léna. Un voisin serviable, gros propriétaire et ami d'enfance d'Héloïse -une force de la nature, aussi- l'aida... au delà de ce qui lui était demandé. 


Car Greta n'avait aucune timidité sur ce point: cette femme gnan gnan, discrète, terne petite souris, n'hésitait par contre jamais à requérir, si elle sentait le vent favorable, toutes sortes de services de la part des hommes, services dont il faut bien reconnaitre qu'elle ne les retournait jamais. Yannis, sur son tracteur lui tondit une fois sa pelouse de deux hectares en deux coups de cuillère à pot  s'extasia-t-elle et le pli fut pris : ce fut sa tâche de tous les mois de mai, puis juillet, c'était si peu pour lui, habitué à ses cent hectares. Ils devinrent amis. 


A l'opposé, un gamin un peu à la dérive, fut, lui, engagé pour la taille... et payé de bien curieuse manière : par des cours qu'il ne sollicitait pas. Il renonça : il avait davantage besoin d'argent que de leçons de français, surtout provenant d'une femme qui le parlait mal. Ce fut la première fausse note, dont elle pensait qu'elle ne tirait pas à conséquence, le gamin étant un marginal dans le village, et peu écouté. Ce fut une erreur. Héloïse, elle, l'écouta. D'autres ensuite.



La seconde consista à barrer carrément le chemin par des bambous secs qui cette fois, c'était sûr, n'étaient pas venus là par hasard. Mais elle attendit pour cela la mort de Léna et celle de Toni, entre autre, et tout se passa sans histoires. Lorsque des promeneurs encore habitués passaient, du moins si ceux-ci n'étaient pas du quartier (ou des gens connus dont elle redoutait beaucoup), elle sortait sur son balcon et leur demandait de passer leur chemin, qui ne menait nulle part et surtout qui était dangereux. 


Elle laissait aussi entendre qu'il s'agissait d'une propriété privée, ce qui était parfaitement figuré par la topographie des lieux qu'elle avait  intentionnellement dessinée. Beaucoup s'excusèrent, peu insistèrent. Une anecdote, peut-être exacte peut-être controuvée, mettant en scène un malheureux qui serait tombé dans le chemin et qu'elle aurait dû soigner, déclinée à l'envi avec péripéties innombrables et variées qui dans sa dernière version faisait d'elle le Saint Bernard d'un inconscient... fit l'affaire lorsqu'il y avait des enfants.



Cela aurait pu passer. Les gens de la campagne répugnent à s'opposer à un voisin, surtout de la carrure de Greta, fût-elle fantasmée, Greta qui avait réussi à circonvenir les gens les plus en vue du quartier, Yannis notamment et  son tracteur... et même Héloïse. Insidieusement, elle était devenue elle aussi un personnage, mais un personnage redouté. Des bruits couraient certes, sur la manière dont elle avait éconduit des promeneurs, ses mensonges sur les limites de sa propriété, puis sur ses chambres d'hôtes, ses stages pour enfants handicapés de la DDASS à la fois rentables ... et plus ou moins bidons, l'apprentissage de la reliure se réduisant à les faire balayer l'atelier tous les soirs, les subventions qu'elle en avait retiré, mais il n'y eut jamais d'attaques frontales. 


De l'extérieur, rien ne filtrait sauf des saluts un peu moins appuyés, distants, c'était tout. Elle dut alors s'accrocher à des nouveaux venus dans le village, moins intégrés, qui se firent petit à petit ses supporters, mais de moindre envergure. Le plus curieux, (et elle montra là son étonnant manque de perspicacité) est que son logo, son slogan était « un lieu ouvert à tous ». Là tout de même, cela passait les bornes, un lieu ouvert à tous... d'où elle éconduisait tout « étranger » par des propos de moins en moins amènes au fur et à mesure qu'elle gagnait en assurance. Qu'importe, elle avait décidément étendu son champs de relations et réussi tout de même à circonvenir un politique sur cette base (« un lieu historique ouvert à tous ») qui reconnut ensuite s'être fait flouer... et à en obtenir des subventions, un temps du moins. Mais qu'importe l'argent : à partir de là, plus rien ne fut possible contre elle, du moins les gens le pensèrent-ils. Le lieu était bel et bien barré. Même les politiques du bled, peu soucieux de se mettre à dos leur confrère hiérarchiquement mieux situé, (ce en quoi ils avaient tort car celui-ci avait vite compris la manip) affectèrent un copinage distant de bon aloi.



Et ce fut le drame, la minuscule poussière qui grippa l'engrenage. Héloïse revint. La mort de sa mère l'ayant anéantie, elle était resté des années sans même oser ouvrir la maison, sans même y aller... Et elle le fit enfin. La répara. Reprit en mains la terre, tondit, élagua, fit revivre ce lieu mort... Elle revint (s'installant sommairement au rez de chaussée) et de plus en plus. Le travail éreintant étant accompli, le parc avait belle allure . 


Restait la terre, plus loin, encore laissée de coté. Le plus dur sans doute. Elle s'y rendit enfin. Et ce fut le pot aux roses : on ne passait plus. Notons que si Greta s'était tue, il ne se serait rien passé. Là aussi, sûre de son assise à présent, à tort, elle manifesta un manque de discernement stupéfiant. Elle n'avait pas compris que dans les Cévennes, rien n'est jamais acquis, pour personne. Elle se jucha à nouveau sur son balcon et lui annonça triomphalement que le chemin  était ou enfin allait enfin être interdit. Le masque était levé à présent. Elle ne pouvait pas passer. Un chemin communal ! Ce fut une erreur. 


Héloïse, qui sinon serait simplement montée à sa terre sans pousser plus loin, poursuivit alors sa route sans même répondre et c'est là qu'elle découvrit le deuxième pot aux roses, plus grave : le mur en limite de la propriété de Greta qui soutenait le chemin avait carrément été abattu, et en effet le passage devenait difficile, la terre ayant glissé. Elle persista néanmoins... et ô miracle, plus loin, le chemin redevenait intact, visiblement emprunté... Par qui ? Par les locataires de Greta évidemment, les seuls à présent à pouvoir passer, par son propre terrain. Celle-ci s'était donc attribué une baignade et une promenade pour elle seule.



Héloïse en fit une certaine publicité... et restaura les accès, ce qu'elle aurait fait de toutes manières, mais discrètement. Les gens étaient gênés. Si la plupart se montraient révoltés par l'appropriation d'une terre commune, beaucoup ne se souciaient pas d'affronter directement Greta. Un colosse, aux pieds d'argiles certes, mais personne n'aime jouer les casseurs d'image, on ne sait jamais comment va tourner le vent. Ensuite, il n'empêche nullement que tout le monde se satisfasse du happy end, et en le cas, passât avec plaisir, enfin, et félicitât Héloïse, voire même continuât le travail quasiment fini. Jérémie, remis (mal) de la mort de son père, Annie, tous...


Greta pourtant ne désarma pas. Une erreur encore. Mais d'où lui venaient une telle maladresse, se sachant hors du droit... et cette âpreté à rendre encore plus isolé un lieu qui l'était déjà jusqu'au sinistre absolu (les soirs par exemple, surtout de mauvais temps) ? Cela posait question. Vivre en un tel lieu, une fois le chemin barré, semblait si angoissant qu'on ne pouvait avoir mis tant de passion à le fermer ... qu'en raison d'une haine du genre humain  tout à fait hors norme. Sa restauration avait plutôt accru sa valeur, le talweg devenu décharge nécessitant un assainissement radical effectué par Héloïse. Il n'en fut rien. La rage  de Greta vis à vis de celle qui avait réouvert les accès et fait rater  son petit coup, en fait assez misérable, fut prégnante. La douce «prof» un peu gnan gnan montra alors le bout de son nez, plus encore. 



Un soir d'été, elle diligenta par téléphone des voisins d'origine allemande, leur affirmant qu'Héloïse était en train de tout saccager chez Bréguet, dont ils gardaient la maison, ce qui donna une scène comique. Le monsieur,  entre deux vins, affolé, surgit derrière Héloïse et, avec un accent germanique prononcé, la questionna : de quel droit  se trouvait-elle dans une propriété privée? Héloïse lui expliqua calmement qu'il s'agissait d'un chemin communal, et alors celui-ci, sans aucune malice, lui demanda, toujours avec son accent à couper au couteau, «les paipiirs s'il fous plaît»... ce qui fit s'écrouler de rire son fils derrière. De bien mauvais souvenirs pour la fille d'une résistante dont le compagnon était mort sous la torture. Elle les lui fournit cependant peu après (c'est à dire le cadastre, colorié car il n'avait pas l'air d'un rapide) et tout se calma: elle avait bien les papiiirs, tout baignait.



Alors Greta inventa autre chose. Etonnante, cette persistance puisqu'à présent que l'affaire était finie, tout le monde étant prêt à en oublier les péripéties. Ce fut son chien, bouc émissaire commode qui en fit les frais. Il était «dangereux». Là, elle se montra carrément perverse : car c'était elle qui, criant assez fort chaque fois qu'Héloïse passait, effrayait intentionnellement l'animal... qui au bout d'un certain temps, pouvait en effet gronder faiblement à sa vue, ce qu'il n'aurait jamais fait autrement. Une pierre jetée paracheva le traumatisme. Là, Greta inverse les causes et les effets, rendant volontairement inquiet (donc potentiellement dangereux) un animal paisible... pour ensuite lui reprocher ou reprocher à sa maîtresse sa soi disant dangerosité … suscitée. Elle cherchait visiblement l'incident. Il n'eut pas lieu.



Le cas est intéressant dans sa banalité même. Contrairement à d'autres, Juliette par exemple, Greta ne sait pas doser ses manigances, en fait plutôt sordides et là ridicules. Elle semble n'avoir qu'un but, comme Suellen à laquelle elle ressemble un peu, le profit, un profit minime et inexplicable mais un profit tout de même. Empêcher les gens de passer, s'attribuer un lieu qui appartient à tous, demeurer seule et aussi totalement seule que cela se peut. Mais il y a probablement ici autre chose, comme chez Suellen, que nous ignorerons toujours et qui explique cette âpreté qui confine à la paranoïa. Suellen admirait la maîtresse du Mas Chabert, il est possible de même que Greta ait éprouvé pour Héloïse, mieux favorisée, mieux inscrite dans le village, appréciée sans même lever la main, une sorte d'admiration... non dénuée de jalousie. Significativement, c'est l'accusation qu'elle portera sans trêve contre elle, accusation à la fois suspecte et significative... Elle agit ici comme Jacqueline (à laquelle elle ressemble aussi) qui, obèse, hirsute, essoufflée, affecte de croire qu'elle n'a pas eu de pourboires parce qu'elle aurait plus de «classe» que la jeune et jolie serveuse arabe souriante laquelle l'incriminerait... par jalousie ! Greta transfère-t-elle ainsi sa propre envie vis à vis d'une femme plus courtisée ? Son insistance semble le montrer: cela va au delà d'une simple question de territoire commun usurpé et ses maladresses finalement lui coûteront plus qu'une reddition discrète, silencieuse, qui seule lui était demandée. Elle gâche tout par son âpreté : ainsi toutes ses petites manigances se trouvent prises en défaut.



En fait, elle ne sait pas s'adapter malgré des essais relativement réussis au départ : à long terme, elle se dévoile, agace et révolte. Elle affirme venir d'Afrique et a sans doute derrière elle un passé de coloniale  aventurière qui la fonde à mésestimer les autochtones d'un lieu dont elle veut s'approprier quelqu'avantage, important ou non, ce n'est même pas la question. Elle arrive et tutoie tout le monde. C'est déjà une sorte de violence, mais elle la rattrape dès qu'il le faut en invoquant son origine étrangère. Plausible. Elle requiert de l'aide (à la campagne, il faut bien se soutenir) mais elle, ne donne rien en échange : en ce sens elle est proche de Juliette qui affecte de considérer qu'on doive être flatté de lui rendre service. Elle est «quelqu'un», l'amie proche de « Riri »! Mais Greta va au delà de Juliette car Riri le célèbre banquier dont celle-ci parle à tout bout de champs existe bel et bien et il est exact qu'elle fait partie de ses relations, peut-être pas aussi intimes qu'elle le laisse entendre, quoique, mais bon... Tandis que chez Greta, plus nature et plus frustre, cela tourne carrément au burlesque: elle se prétend de même l'amie proche d'un homme de renom, auquel elle attribue un prix littéraire prestigieux (sur un site de surcroît) … qui s'avère en un clic tout simplement ne pas exister... ! ou alors être boucher charcutier en gros. 


Là aussi, elle a trop escompté du snobisme ou de la candeur des autochtones. C'est en effet une attitude que l'on retrouve souvent dans des milieux de petits affairistes : la cavalerie systématique. Ici naïve, mais il n'empêche, cela fonctionna. Personne n'a osé avouer qu'il ne connaissait pas le «célèbre Tirnault» pour ne pas avoir l'air ignorant. Et certains ont même répété alentours que Greta, dans des milieux littéraires, était introduite au top niveau, étant l'amie proche de... etc Significativement, c'est Héloïse, assez cultivée, qui, étonnée de ne jamais avoir entendu parler de ce Tirnault, eut la curiosité de faire ce clic révélateur... ou du moins d'en faire une certaine publicité. 



Autre point commun avec Juliette, elle aussi coloniale habituée à commander à des « inférieurs », Greta paie mal ses employés... ou d'une manière qu'ils n'ont pas sollicitée; c'est encore un moyen de se positionner comme décidant de ce qui est bon pour eux. Mélange de paternalisme et d'âpreté au gain, elle agit pour eux, elle sait ce qu'il leur faut, pas eux. Y compris s'ils ne sont pas d'accord avec cette façon de voir les choses. De même elle prétend interdire le chemin parce qu'il est dangereux, c'est à dire pour protéger les gens contre eux mêmes. Que ce soit elle qui l'ait rendu tel en faisant abattre le mur qui le soutenait, cela, elle ne le dit pas et affecte de le déplorer, les élus sont si inefficaces etc... 


Mais surtout, elle ne peut supporter de se voir renvoyée à ses limites, à son droit strict, comme tout le monde en fait, ce droit qu'elle est si prompte à invoquer pourtant. Là, elle dévoile ses batteries: menaces et perversion (le chien). Son personnage est à facettes: elle avait réussi à circonvenir Héloïse, bon public il faut dire, sans mesurer que la cordialité superficielle n'était pas allégeance ni même amitié, c'est à dire sans analyser le personnage. Car, elle le dit tout net, les gens ne l'intéressent pas... ou seulement à la mesure de ce qu'elle peut tirer d'eux et comme Juliette, elle dose ses attitudes en fonction du jus qu'ils peuvent lui fournir... mais à la différence de Juliette (qui, elle, gagne), Greta va trop loin et son désintérêt même lui joue des tours : elle dose mal et se fourvoie.



Spectacle inquiétant de la société ici dévoilé, mise en scène de soi, bluff, profit, les maîtres mots de Greta sous une allure de chaisière... et de tant. Mais chez elle comme chez Rachida, le mystère demeure entier, contrairement aux autres, Juliette, Suellen, Jacqueline, plus transparentes. D'où vient-elle? Personne ne le sait. Comment tant d'argent peut-il couler à flot chez elle sans qu'elle n'ait clairement de profession déclarée? Prof ? Impossible. Sa famille ? Pas davantage: il est évident qu'elle est issue d'un milieu rien moins que riche si l'on en juge par sa  manière d'être ... et même sa mère qui vint la voir une fois, dénotait . Qui fut ce très jeune homme, mystérieux lui aussi , qui un soir d'hiver, la poursuivit jusque chez Mme Viguier... qui la recueillit bien amochée... épisode dont plus personne ne parla jamais ensuite ? Un thriller ? Les cévenols sont discrets,  contrairement au cliché, et personne n'osa en faire mention, sauf une fois, un ami proche d'Héloïse, comme d'ailleurs d'une chose toute naturelle... Du coup, pour avoir tant cherché à se cacher, Greta conduit précisément à s'interroger sur ses raisons, à se mettre en évidence, bref, à tout ce qu'elle voulait sans doute éviter. Ici, on a affaire à un autre cas peut-être que de simple perversion...







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